Une commission au magasin

Publié le 24 septembre 2017 - Dernière modification le 24 septembre 2017.

[…] la communauté avait peine à faire vivre un petit marchand
qui devait faire autre chose pour boucler son budget.
Belle-Anse
Marcel Rioux

« Faire des commissions » : l’expression résume l’utilité des magasins qui accrochent leur enseigne à Manche-d’Épée durant plus d’un siècle, mais ne représente qu’une partie des rapports que la population entretient avec eux. On s’y rend à l’improviste pour se procurer l’ingrédient qui manque à la recette en cours de préparation. Les enfants y courent à la demande des parents. Un autre jour, on y retourne pour renflouer le garde-manger. La plupart de ces commissions consistent en des achats effectués pour combler les besoins de la table. Pour autant qu’il est possible de savoir, pas moins de six commerces de petite taille se succèdent ou cohabitent au village à compter des années 1890. La marchandise offerte concerne essentiellement l’épicerie, ce qui n’empêche pas de tenir quelques articles de pharmacie, de quincaillerie ou même des carburants, mais cela reste accessoire. Les magasins des deux autres villages de la municipalité proposent certains produits complémentaires. Tout en faisant ses commissions, la clientèle jase devant le comptoir, tire avantage d’une rencontre inattendue, tente une prédiction sur la météo ou s’épanche sur l’état de santé d’un tel ou d’une telle avant de s’en retourner son achat sous le bras. Le magasin (plus féminin), comme le garage (plus masculin) ou la poste, est un endroit par excellence où se concrétisent les relations de voisinage.

De petits commerces

À petit village, petit commerce : ces mots expriment bien le défi qui se pose aux marchands de Manche-d’Épée sur un laps de temps estimé à cent dix ans. Il s’avère cependant risqué, devant l’insuffisance de sources, de proposer une date exacte ou de décrire les circonstances dans lesquelles un commerce local ouvre un jour ses portes. Selon la tradition orale, les années 1890 correspondent à la période au cours de laquelle Michel Boucher tient le premier magasin à exister depuis l’arrivée des fondateurs.

La raison d’être d’un commerce se trouve dans sa clientèle : dans le poste de pêche des origines, le nombre d’habitants croît lentement et les affaires évoluent forcément en proportion. De plus, la question des besoins se pose avec circonspection dans l’univers de pauvreté que l’on rencontre à la fin du 19e siècle où exister signifie souvent « s’arracher la vie » avec ce que l’on produit et le peu d’argent que rapporte ce que l’on vend, car l’argent sonnant se fait rare, le numéraire manque selon ce que disent les historiens.

Entre mûrir le projet d’ouvrir un magasin et obtenir l’assurance d’un approvisionnement régulier, l’isolement de la côte gaspésienne représente là aussi une difficulté de taille, surtout lorsque le volume d’achat demeure modeste. Un village, qui dans sa période la plus nombreuse dépassera peut-être 225 habitants, ne permet de brasser que de petites affaires. Jusqu’aux années 1950, l’enjeu se pose de stocker intelligemment de manière à trouver l’équilibre entre la pénurie et le surplus, étant donné que l’hiver venu, le bateau est empêché de circuler ou la route est enneigée.

Le fait que Manche-d’Épée appartient à une municipalité composée de trois villages, que les deux autres plus populeux jouent un rôle économique plus important, a toujours contraint les commerces locaux à une fonction de service de base.

En tenant compte de ce que l’on connaît de leur contenu, les six magasins répertoriés sont des épiceries possédant des rayons s’apparentant à ceux d’un magasin général ou encore à ce que nous nommons aujourd’hui un dépanneur. Comme le veut une expression courante, ce sont tous des commerces de proximité, ce qui implique que ceux et celles qui les tiennent démontrent une grande abnégation : proximité signifie ici confidences, demande de crédit, conflits, tensions politiques, liens familiaux et autres subtilités des relations humaines.

Où s’approvisionner dans ces temps-là

Avant de parler des entreprises locales, une description bien que sommaire de l’environnement économique et matériel dans lequel des villageois se risquent à démarrer un commerce s’impose, afin de mieux comprendre la nature de leurs activités tout au long de la période concernée.

Lorsque nos ancêtres partent de Mont-Louis, peu avant 1866, pour fonder un nouveau poste de pêche, les compagnies qui contrôlent le commerce des pêcheries en Gaspésie contrôlent aussi, selon le modèle en place, le commerce de détail. Que ce soit William Fruying, William Hyman ou John LeBoutillier, ces marchands anglo-normands recrutent des pêcheurs à qui ils fournissent la barge et les agrès contre des provisions que ceux-ci doivent se procurer dans les magasins généraux que les entrepreneurs exploitent au sein de leurs installations. Selon ce que Timothée Auclair a observé, et que plusieurs recherches ont confirmé, une compagnie achetait à vil prix le produit de leur pêche et leur vendait à un prix très élevé les effets dont ils avaient besoin et que seule elle pouvait leur fournir1, créant ainsi dépendance et pauvreté. Même en devenant des pêcheurs indépendants, comme on suppose que le sont ceux de notre petit poste, il faut vendre à l’un ou l’autre de ces marchands aux conditions que celui-ci pose. L’unique consolation de nos ancêtres dans cet échange inégal réside dans le fait qu’ils ont accès à un magasin général, celui de l’entrepreneur où ils se procurent quelques commodités.

Ce qui soulage en quelque sorte les habitants du fardeau de cette dépendance est une relative autosuffisance : la chasse, la pêche, la culture des légumes et de l’avoine satisfont une bonne part de leurs besoins alimentaires. Les fusils ne servent pas qu’à célébrer la nouvelle année. Comme le rapporte une citoyenne de Cloridorme, ces pêcheurs s’adonnaient à la chasse poursuivant le petit gibier soit au fusil, soit au moyen de collets : perdrix, lièvres, canards sauvages. Quand la neige était suffisamment épaisse, quelques amateurs invétérés de la chasse et aussi pour le besoin de la marmite pénétraient plus avant dans la forêt pourchassant le chevreuil et l’orignal2 et même le porc-épic, ce qui sauve alors la vie de plusieurs familles.

La conservation des aliments ne présente pas de véritables difficultés tant les hivers sont longs et froids, sauf qu’il faut prévoir en fonction de la saison du dégel. La viande et le poisson plongés en pleine saumure dans une jarre de grès permettent de franchir le printemps et de se rendre jusqu’à la reprise de la pêche. Des conserves de fruits en pots de verre, l’emmagasinage des légumes dans la cave de dehors, le séchage ou le boucanage s’avèrent aussi des techniques réputées. Madame Aimée Lemieux, maîtresse d’école et comédienne, se souvient qu’au tournant du 20e siècle, le blé récolté, on le faisait sécher au grenier, et ensuite mis en sac, les hommes allaient le faire moudre au moulin à farine de M. Lapointe à Ruisseau des Olives3, moulin qui démarre ses activités vers 1875.

La laine, le tissage, la fabrication du houblon pour faire de la levure et le sucre d’érable sont des ressources qui, bien exploitées, permettent d’améliorer la condition des gens au fil des années. Encore faut-il avoir le talent, l’énergie, la volonté ou la santé. Les pêcheurs de l’époque ne sont pas très orientés vers l’agriculture. À Mont-Louis, l’abbé David Roussel, celui-là même qui a été le premier missionnaire de Manche-d’Épée, oblige certains d’entre eux à retourner sur leurs terres plutôt que de prendre le large. Car l’imprévoyance, les mauvaises saisons et le manque d’argent mettent parfois des gens dans la grande misère : j’ai vu des familles ne manger que de l’orge bouillie pendant tout un hiver4, se souvient Timothée Auclair. Ce qui n’est pas sans rappeler l’observation du marin Castagne, rescapé du naufrage du Swordfish, qui rapporte qu’à L’Anse-Pleureuse, des habitants n’ont pour unique nourriture que du hareng et des patates, sans viande ni pain.

Au début du 20e siècle, la mainmise des entreprises anglo-normandes se relâche peu à peu, sauf que l’on ne dénombre alors que quelques magasins généraux clairsemés de la région5 pour approvisionner la population. La seule manière de ravitailler ces derniers passe par la voie maritime. Bientôt une solution alternative apparaît : même si la majorité des pêcheurs traitent encore avec les maisons Robin, LeBoutillier et autres, un certain nombre vendent une partie ou la totalité de leur production, via les steamers et les acheteurs indépendants, sur les marchés de Québec et d’Halifax6 et les nôtres semblent l’adopter. C’est ce que nous explique Aimée Lemieux lorsqu’elle écrit qu’à l’automne, plusieurs pêcheurs montaient avec leur poisson à Québec sur le bateau côtier et descendaient les provisions d’hiver et les vêtements pour la famille, car ils étaient à meilleur marché qu’en campagne7.

Avec l’ouverture du boulevard Perron en 1929, de nouvelles pratiques s’imposent, avec pour résultat que les marchands généraux s’approvisionnent chaque année davantage chez les grossistes de Québec et de Montréal, faisant du commis voyageur un personnage typique en Gaspésie8.

La boucherie essentiellement porcine qui a lieu au début de décembre s’inscrit dans la tradition de l’autosuffisance qui se prolonge pendant plusieurs décennies. Avec la construction d’entrepôts frigorifiques comme celui de Madeleine, dans les années 1930, les familles déposent dans des armoires fabriquées à cette fin, louées au mois à un prix suivant leur grandeur9 toutes les denrées qui nécessitent une congélation indiscutable. À vrai dire, jusqu’à cette période, les aliments de base du régime […] étaient surtout le pain, les pommes de terre, le poisson, le lard salé, la mélasse, et le thé comme breuvage10, un constat qui vaut pour toute la péninsule. Un régime simple qui se diversifie selon l’accroissement de l’offre chez les marchands.

Petit à petit, l’ouverture des routes en toute saison à compter des années 1950 garantit l’approvisionnement des magasins qui augmentent alors leurs stocks et rassurent la clientèle. Concurremment, la pêche diminue jusqu’à s’arrêter, la mentalité des chasseurs devient plus militaire qu’utilitaire, la culture des légumes passe au rang des loisirs et la consommation se conforme à la norme contemporaine. Puis, à leur tour, ce sont les gens qui s’en vont et les magasins qui disparaissent. Il faut maintenant parcourir plusieurs kilomètres pour aller faire ses commissions en ayant pour seul souci de rapporter des sacs recyclables bien pleins à la maison.

La petite histoire de nos magasins

En quelle année a été fondé le premier magasin du village? Bien malaisé de reconstituer une histoire depuis ses débuts quand on ne dispose pas de sources précises. Une réponse toute relative se trouve dans les récits des anciens et dans une publication qui se réapproprie cette même parole. Depuis l’enfance, j’entends dire que notre grand-oncle, Michel Boucher, a ouvert un magasin sur l’emplacement où est bâtie la maison qui fut celle de ma famille. Cette information est validée par une recherche sur les vieilles maisons d’ici qui reprend à son compte deux légendes entourant l’oncle Michel. L’homme construit la maison, qui est aujourd’hui devenue celle d’Ernest Boucher et Blandine Mercier, en toute confiance ou naïveté sur des poutres déposées à même le sol sans redouter qu’une rafale la pousse vers l’avant d’une vingtaine de pieds jusqu’à l’endroit où elle se trouve actuellement. Pour illustrer la nature du personnage, des témoins se souviennent qu’il n’y avait pas là de quoi émouvoir Michel, qui était né confiant en tout. À preuve, pendant un certain temps, il tint magasin et la plupart du temps, quand il partait, il ne mettait pas la porte sous clé11. Malheureusement, les auteurs ne nous en apprennent pas davantage sur sa vie d’entrepreneur.

Donc, Michel, né le 1er janvier 1877, construit sa maison au sud de la route et son magasin en face, sur le haut de la pente qui descend au plain. En quelle année a-t-il bâti l’une et l’autre? Pour circonscrire la période, appuyons-nous sur la date de son mariage avec Lumina Pelchat, fille de Louis et de Geneviève Campion, en août 1899. Elle est âgée de 19 ans et il en a 22. En émettant l’hypothèse qu’il a bâti sa maison en vue de leur mariage, comme l’a fait son beau-père 30 ans auparavant, cela nous conduit vers l’année 1898. Que le magasin soit construit avant ou après la maison, aucun témoin n’est là pour le dire. Nous savons en revanche, à partir des lieux de naissance de ses enfants, que le couple déménage à Mont-Louis vers 1914. En présumant qu’il exploite son commerce dès son mariage et jusqu’à son départ de Manche-d’Épée, cela représenterait une quinzaine d’années.

Les événements qui se déroulent dans les villages des alentours servent parfois d’indices pour relever une tendance dans l’évolution des situations sur la côte. Une information en provenance du Cap-à-l’Ours nous apprend qu’en 1896, Joseph Richard transforma la maison héritée de son père en un magasin général. […] Les gens venaient faire leurs emplettes, du Manche-d’Épée, de la Petite-Madeleine, voire de la Grande-Vallée, en barge, à la belle saison12. Ce magasin n’était pas le premier dans ce lieudit puisque la William Fruing & company en possédait déjà un vers 185013. Dans son rapport annuel sur les pêcheries de 1864, l’inspecteur Pierre Fortin fait état de la présence de 13 bateaux, de 26 pêcheurs et de 5 graviers au Cap à l’Ours et Rivière à la Madeleine14. Du nombre, il y a sûrement plusieurs travailleurs saisonniers, étant donné que Timothée Auclair soutient que 10 familles seulement vivaient à Rivière-Madeleine en ce temps-là.

Si Richard décide d’affronter Fruing sur le terrain du commerce de détail en ouvrant son magasin, c’est peut-être parce qu’il a déjà en tête de concurrencer les entreprises jersiaises sur les marchés d’exportation du poisson. En 1908, il conclut à cet effet des arrangements avec un importateur d’Italie, lui permettant de payer la morue le double du prix habituel, ce qui apporte une amélioration au niveau de vie des pêcheurs.

L’installation du magasin de Joseph Richard incite-t-elle le jeune Michel Boucher, qui voit ses voisins descendre faire leurs commissions au Cap-à-l’Ours, à plus de 10 km, à devenir commerçant? Possède-t-il le comptant requis, même modeste, pour se lancer en affaire? Se pourrait-il qu’il convienne d’ententes avec Richard pour son approvisionnement? Il y a peu de chances que les réponses à ces questions se trouvent dans des archives. Toutefois, que ce soit pour l’un ou pour l’autre magasin, les livraisons sur la rive nord de la péninsule sont effectuées par le Gaspésien puis le Lady of Gaspe. Ces navires assurent un service annuel de quinze voyages d’une durée de dix jours chacun avec départ à Montréal, arrêt à Québec puis escale dans différentes paroisses longeant la côte […]15. À partir de 1922, le Gaspesia poursuit le service. Par la suite, le North Gaspe desservira les villages jusqu’en 1959 avant que le transport routier et aérien le remplace.

Ainsi donc, Michel déménage à Mont-Louis vers 1914, l’année où le jeune Simon Jude dit Jules construit sa maison à l’ouest de celle de son aîné, qui devient à ce moment-là la propriété de leur frère Josué. Ces trois-là, comme Joseph dont il sera question plus loin, sont les fils d’Anthime Boucher et de Vitaline Gagnon installés à Manche-d’Épée dans les premières années de 1870. Michel est le troisième d’une famille de onze enfants; Joseph naît en 1882, Josué en 1887 et Jules en 1894.

La deuxième période

Qu’advient-il du magasin de Michel après son départ? L’un ou l’autre de ses frères poursuit-il les activités? Quoi qu’il en soit, Jules bâtit une rallonge pour y loger une épicerie du côté est de sa maison en 192216. Dans les faits, on parle d’une petite pièce de la dimension d’une chambre dont les murs extérieurs sont recouverts de bardeau de bois, qui prend la couleur grise des intempéries. Il y vend des conserves, du tabac, des bonbons ainsi que des bottes de pêche, des gants et des mitaines. Un dépanneur avant le temps. Un jour, Vitaline, veuve depuis 1908, s’installe chez son benjamin célibataire; elle décède en 1938 à l’âge de 87 ans.

Il existe à la même période à Madeleine-Centre un magasin appartenant à la famille de Joseph Gagnon. On parle d’un petit magasin général qui propose des produits d’épicerie et des combustibles. Il se développera largement au fil des années. Bien que cela demeure imprécis, Gagnon aurait possédé une succursale à Manche-d’Épée pendant une durée indéterminée dans un endroit situé au nord de la route, à l’ouest du futur garage.

J’ai dit plus haut que les magasins du village se sont tous apparentés à des épiceries ou, dans leur version réduite, à des dépanneurs. Pour la bonne compréhension de tout le monde, voyons à quoi correspond un magasin général : on y retrouve de l’épicerie, de l’alimentation et des friandises, des marchandises sèches, de la farine, de la moulée et des semences, de la pharmacie, de la lingerie, de la mercerie, de la literie, des vêtements et des accessoires de funérailles, du cuir et de la maroquinerie, des chaussures, des bottes et des gants, de la chapellerie, de la quincaillerie, de la ferronnerie et de l’outillage, de la papeterie, de la décoration et de l’ornementation, de la peinture, des accessoires de repassage, de fumage et de musique17, une énumération établie à partir du contenu de celui qui est toujours ouvert à L’Anse-à-Beaufils. À l’évidence, aucun des commerces de Manche-d’Épée ne se rapproche de cette description.

Pour inclure une autre entreprise à la liste, rappelons-nous un instant les activités de l’hôtel Gaspé-Nord dans les années 1920. Un des trois corps du bâtiment abrite un commerce d’épicerie qui propose notamment des conserves, des fruits, des bonbons, du tabac ainsi que de la mélasse en vrac. Là où son offre se distingue, c’est qu’il vend des carburants comme le naphta et l’huile de lampe, indispensables à l’époque, auxquels s’ajoutent des pompes à essence. Cette entreprise est la propriété de Napoléon Davis et de Rose-Delima Duguay. Acquise par Mathias Côté en 1952, elle ferme ses portes dans les années suivantes.

Une activité soutenue

Pendant ce temps, Jules mène son affaire sans discontinuer. À l’été 1943, son neveu Sylvio, fils de Joseph et de Virginie Aubut, se marie avec Georgiana Clavet; le jeune couple se voit offrir la maison et le magasin en échange d’une pension pour ses vieux jours. Les nouveaux propriétaires agrandissent le commerce et en accroissent le contenu. Lorsque les travaux sont terminés, la clientèle gravit désormais cinq marches de béton pour découvrir un espace construit en profondeur. Sur sa gauche s’élève le comptoir sur lequel se côtoient la balance et la caisse. Derrière, sur les étagères sont rangés les bonbons, les cigarettes et les conserves. Si l’on désire de la farine, du sucre ou de la cassonade, la propriétaire, que tout le monde appelle madame Nena, ouvre des barriques dissimulées sous le comptoir et remplit des sacs de papier brun qu’elle ferme au moyen d’une ficelle blanche. En face, les boissons gazeuses telles Kik, Orange Crush, Cream Soda, Seven-Up, Coca-Cola, Pepsi sont à portée de main. Plus loin, il y a le pain tranché, les petits gâteaux Vachon, les croustilles Dulac, la crème glacée Unik. Vers le fond, dépassé la porte vers la droite qui conduit dans la maison, les caisses de bières Molson, Labatt 50, O’Keefe sont rangées dans la cave. Ailleurs, un réfrigérateur contient de la viande de bœuf, de porc et du poulet que l’épicière débite elle-même.

Un jour d’été, au début des années 1950, nous sommes trois ou quatre garçonnets, dont Pierre et Michel, à nous amuser au bas du perron bétonné; un touriste descend les marches et dit aux enfants qu’il veut procéder à un tirage parmi eux. Le prix mis en jeu est un bateau de bois, trois-mâts gréé de voiles en écorce de bouleau, luisant de vernis, acheté à Gros-Morne dans une petite échoppe au bord de la route. Comme je ne connais pas encore les chiffres, l’homme me suggère de dire mon âge : le « mes trois ans » que j’ai répondu m’a valu mon premier lot, que je conserve et, ce qui est tout aussi durable, mon plus vieux souvenir.

Donc, l’entreprise de Sylvio et Nena porte le nom de S.B. Marchand que l’on voit sur l’enseigne près de la route. Les camions des grossistes tels Paul-Émile Dubé de Trois-Pistoles ou bien ceux des compagnies de bière et de boissons gazeuses se présentent toutes les semaines. D’autres noms reviennent en mémoire, comme ceux de Lionel Ross ou de Jean-Paul Cameron de Cap-Chat, Arthur Dumais de Rimouski, spécialiste des fruits et légumes, ainsi qu’un certain Kirouac de Québec qui s’arrête deux fois par année avec des médicaments, dont l’incomparable liniment Minard pour soigner tous nos maux, mêmes les plus imaginaires.

Georgiana est la fille d’Arthur Clavet et d’Alvina Bélanger venus de Grand-Étang pour s’installer sur les côtes de Manche-d’Épée. Cette femme mène le commerce avec bonté et délicatesse tout en ayant cinq enfants — Rolande, Roland, Pierre, Hugues et Sylvianne. Lorsque ses parents se retirent des affaires après 33 ans, en 1976, Rolande et son mari Gérard Synnett, originaire de Mont-Louis, prennent la relève; la raison sociale du magasin devient alors Gérard Synnett enr. Les activités du commerce cessent le 31 décembre 1989. Depuis son ouverture par l’oncle Jules, en 1922, le magasin a été en activité pendant 67 années d’affilée. Cela en fait la référence en matière d’épicerie à Manche-d’Épée.

Une autre étape

Il y a aussi trois dépanneurs en exploitation pendant des périodes plus courtes. La définition québécoise d’un dépanneur est celle d’une épicerie à heures d’ouverture prolongée. Cela demeure incomplet si l’on ne précise pas qu’il s’agit en général d’un commerce disposant d’un espace réduit et d’un stock limité.

À la fermeture de son restaurant, en 1962, Eudore Boucher, frère de Sylvio, transforme la place en une salle de billard à laquelle il adjoint un comptoir où il offre certains articles d’utilité courante. Selon mon souvenir, la marchandise la plus attrayante se trouve dans le support métallique en face de la porte où sont rangés les livres de cow-boy, peut-être les premiers livres à être vendus au village. Lorsque mes parents me font cadeau de 0,10 $ le dimanche après-midi, je cours me choisir une histoire illustrée (comics) de Roy Rodgers, Kit Carson ou Buffalo Bill. Je n’ai pas encore l’âge de m’intéresser aux scies à chaîne qui font l’originalité de ce dépanneur. En 1970, Eudore se départit de la table de billard, et sa fille Roberte poursuit les activités du comptoir jusqu’en 1975. En additionnant les années où Michel, Jules, Sylvio, Rolande, Eudore et Roberte exploitent un magasin, on peut dire que la lignée d’Anthime et de Vitaline a tenu commerce pendant quelque 95 ans.

Après s’être vu confier le mandat de maîtresse de poste en 1963, Lucille Pelchat s’adjoint les services de sa sœur Julia; par la même occasion, elles ajoutent une pièce supplémentaire du côté est de leur maison dans laquelle elles aménagent un commerce. En plus d’un petit rayonnage d’épicerie, il y a une clientèle pour les cornets de crème glacée, les bonbons ou la gomme à mâcher. Le perron du dépanneur devient un lieu de retrouvailles pour les jeunes qui disposent de quelques sous et de ceux qui les envient. En activité à compter de 1964 environ, il cesse d’exister lorsque Lucille se marie et quitte le village, en 1972, suivie de peu par sa sœur Julia pour des raisons de santé.

Enfin, quand Georgette Gaudreault prend en charge le garage après le décès de son mari Gérald Lepage, en 1991, elle transforme l’appentis qui servait de bureau en dépanneur. Là encore, il s’agit d’un petit espace disposant d’une quantité limitée de marchandises : on s’y procure notamment des œufs, du lait ou de la bière en même temps que les automobilistes s’arrêtent pour faire le plein d’essence. L’entreprise a connu des opérateurs et des propriétaires différents jusqu’à sa fermeture en 2008.

Plus aucune enseigne de magasin ne se signale dans le paysage depuis cette date. Les commerces de la place ont rendu service tout en contribuant au revenu de quelques citoyens. Personne n’a fait fortune si tant est que quelqu’un ait pu croire que cela était possible. Pour répondre à ses besoins de nos jours, on se rend dans les villages voisins et parfois dans certains autres plus éloignés. Désormais, pour faire une commission au magasin, vaut mieux être en accord avec la rengaine qui prétend que la distance n’a pas d’importance. Puis, ce que l’on se disait sur le perron, on l’écrit maintenant sur Facebook.

Remerciements:

Je remercie Rolande et Ernest Boucher de même que Thérèse Bond de m’avoir renseigné, ainsi que Blandine Mercier de sa collaboration.

Je remercie Marlène pour la révision de texte.

Notes et références:

1. Timothée Auclair, « Gaspé-Nord en 1860 », Revue d’histoire de la Gaspésie, vol. I, no 4, octobre-décembre 1963, p. 182. Cet article a d’abord été publié par La Presse, en février 1923.

2. Alexandrine Beaudoin, « La vie quotidienne dans Gaspé-Nord, au tournant du XXe siècle », Gaspésie, vol XX, no 3 (79), 1882, p. 23.

3. Aimée Fournier, « Madeleine », Revue d’histoire de la Gaspésie, Gaspé, vol V, no 3, juillet-septembre 1967, p. 125.

4. Timothée Auclair, op. cit.

5. Effie Molt-Bignell (1912), La vie quotidienne en Gaspésie au début du siècle, traduit de l’américain sous le titre original de Saint Ann of the Mountains, annoté et adapté par Roland Provost, Les Éditions de la SHAM, Cap-Chastes et Sainte-Anne-des-Monts, 1983, p. 97.

6. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p. 406.

7. Aimée Fournier, op. cit.

8. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 408.

9. Alexandrine Beaudoin, op. cit., p. 24.

10. Marcel Rioux (1957), Belle-Anse, Ottawa, Musée national du Canada, p. 26.

11. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, Revue d’histoire et de traditions populaires de la Gaspésie, Gaspé, vol XVII, no 68, p.195.

12. Marcel Plamondon (1980), Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p. 135. Plamondon reproduit ici un texte de Cécile Richard.

13. Firmin Létourneau (1965), La Côte nord de Gaspé, Revue d’Histoire de la Gaspésie, vol III, no IV, p. 204.

14.  Rapport annuel de Pierre Fortin, Ecr., 1864, p. 76, (consulté le 3 juillet 2017) https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=hvd.hwgbse;view=1up;seq=11

15. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 498.

16. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, op. cit., p. 194.

17. André Escojido, « Le magasin général de L’Anse-à-Beaufils », Cap-aux-Diamants 70 (2002), p. 49.

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