Une petite vocation touristique

Publié le 14 janvier 2018.

 

Les villas se rouvraient : des peintres plantaient leur chevalet
sur la falaise, vis-à-vis de la fameuse Roche-Percée.
Les touristes faisaient leur apparition.

Pêcheurs de la Gaspésie
Marie Le Franc

On ne saurait prétendre que Manche-d’Épée a été une destination touristique à proprement parler sans exagération. Sur la côte nord de la péninsule, Mont-Saint-Pierre s’impose à ce titre dès les années 1940. Rivière-Madeleine constitue longtemps une escale hôtelière réputée. Comme d’autres villages, de façon plus ou moins convaincante, Manche-d’Épée joue tout de même quelques cartes pour tirer avantage de l’affluence qui débute avec l’inauguration du boulevard Perron en 1929. L’hôtel s’avère la première de ces cartes alors même qu’il devance l’idée de tourisme en s’adressant d’abord à une clientèle qui voyage par obligation personnelle ou commerciale. Viennent ensuite des cafés, un petit et un plus grand, qui tentent de séduire le vacancier pressé d’arriver à Percé. Puis, un camping s’installe pour attirer les adeptes de ce loisir qui monte en popularité. Après un long silence, le village se découvre (par la force des choses) de nouveaux atouts quand des maisons sont offertes en location pour s’imprégner de la paix du bord de mer.

 

Les cartes locales

Maintenant que la route 6 permet aux visiteurs de circuler allègrement — si tant est que cela est possible sur le gravier —, il convient de leur offrir de beaux hôtels où loger et de bonnes tables où se restaurer. Comme le prône le ministère de la Voirie dans une brochure publiée en avril 1927 — sous la signature du ministre Perron dont le nom est associé à la route neuve —, dans laquelle il réclame une amélioration des services, il faut obtenir principalement deux choses : un confort général plus complet et une cuisine plus conforme à nos traditions, et aux besoins des touristes1 si nous voulons qu’ils reviennent.

Nous l’avons vu, la première entreprise locale du genre, l’hôtel Gaspé-Nord, commence ses activités dans la deuxième moitié des années 1920, avant même que tous les tronçons de la route soient aménagés pour devenir une route nationale. La salle à manger est construite dès le début, dans le premier corps de bâtiment d’un édifice qui allait en contenir trois.

Dans les années 1930-1940, l’hôtel exerce un rôle dynamique auprès de la jeunesse locale et des environs, rôle qui s’ajoute à ses fonctions d’hébergement et de restauration. Autant il est évident que les gens de la place n’y séjournent pas, autant se rendre à la salle à manger ne correspond ni à leurs habitudes ni à leur budget. Pour peu, ceux qui y iraient se feraient traiter de prétentieux. Un comportement qui persiste longtemps et qui fait que les cafés qui viendront par après demeureront des endroits avant tout destinés aux touristes.

Pendant la guerre, le petit Café Lisette apparaît dans le paysage. Comme l’hôtel, c’est un lieu de rencontre et de socialisation pour la population, mais le vrai client se recrute parmi les passants. La rénovation et l’asphaltage de la route en 1955 amènent une nouvelle vague touristique; cela favorise l’ouverture d’un restaurant, le Café chez Roberte, qui veut intercepter le vacancier pour qu’il prenne le temps de s’offrir un bon repas.

Enfin, lorsque les façons de voyager se modifient, que de nombreuses familles désirent découvrir la Gaspésie sans nécessairement disposer des moyens d’aller à l’hôtel, le Camping Manche-d’Épée apparaît au milieu des années 1960 afin d’intéresser cette clientèle croissante.

Après plusieurs décennies, nous pouvons désormais jeter un regard distancié sur l’apprentissage que fut celui des Gaspésiens devant la nouveauté touristique, celle où l’on voit des étrangers se mêler de notre art de vivre avec indiscrétion. Personne n’avait pris le temps de nous annoncer que la Gaspésie [allait constituer] le lieu de mise à l’essai du tourisme moderne pour l’État québécois2, ce qui ferait de nous des souris dans le laboratoire du gouvernement.

Des commerces et des touristes

Jusqu’aux années 1930, les Gaspésiens ont l’habitude de vivre entre eux dans une sorte d’intimité villageoise. Les gens se connaissent, les liens de parenté sont une évidence, chacun partage la vie de l’autre, même ses secrets, et l’on finit, d’une façon ou d’une autre, par s’en accommoder ou s’en aller. Une mentalité bien ancrée qui fera dire plus tard à un aîné qui ne clignotait pas alors qu’il ralentissait pour tourner chez lui : « Tout le monde sait où j’reste! » Oui, mais pas les nouveaux, les touristes.

Vendre le pittoresque

La route n’est pas tout à fait terminée et déjà, de 1925 à 1930, le nombre d’hôtels double et [l’] on construit 75 « cabines »3 dans la région, les plus entreprenants (souvent venus d’ailleurs) se laissant convaincre par le gouvernement que la manne va déferler. L’hôtel au toit rouge de la famille Davis l’attend. L’État publie des cartes postales et des brochures, il se structure pour soutenir le tourisme. Cette publicité obtient un succès limité puisqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de 20 000 à 50 000 estivants se rendent annuellement en Gaspésie4, alors que la population compte 85 000 habitants en 1940.

Le public cible se trouvant au Canada et aux États-Unis, la promotion se fait donc fortement en anglais. Parmi les divers moyens employés, 2000 articles de journaux américains, y compris franco-américains, font la réclame de la péninsule5. Ces gens viennent en auto, en autobus ou même en louant une voiture avec chauffeur-guide pour découvrir des beautés qui leur coupe le souffle. La bourgeoisie, qui commence avant les autres à voyager pour son plaisir, qui a ses habitudes et ses destinations réservées, continue d’arriver par train ou par bateau, comme elle le fait depuis des décennies. Pour l’étranger, c’est-à-dire pour l’Américain et pour l’Anglo-canadien des autres provinces, le Québec représente un paysage humain bien particulier. La langue, certains vestiges de l’ancienne architecture, la toponymie et quelques survivances des anciens genres de vie rurale composent, pour le touriste qui n’est pas du Québec, une atmosphère qui le distrait de l’ambiance à laquelle il est habitué. Même pour le Québécois des villes, l’attraction d’un certain dépaysement n’est pas sans valeur6.

Le touriste défile, il faut lui dresser la table, lui offrir une chambre où dormir. Cela répond à l’ambition du gouvernement qui mise sur cette activité pour soutenir une économie déficiente dans une région qui peine à retenir sa population. Pour appuyer le mouvement, il crée le Parc national de la Gaspésie en 1937. En 1950, il y implante le complexe touristique du mont Albert.

Une décision, croient des analystes, qui pourrait donner sa chance à cette partie de la région parce qu’il n’y a aucun véritable centre touristique dans le comté de Gaspé-Ouest. Sans illusions, ils prédisent que l’on aura toujours affaire surtout à une clientèle de passage, étant donné le caractère pittoresque, mais peu hospitalier de la côte, situation attribuable au fait que le littoral présente peu d’abris et est exposé partout à tous les vents froids7, conclus cette évaluation.

Les 50 hôtels de 1930 voient leur nombre doubler en 1939 et, durant la même période, les 75 cabines se sont multipliées pour devenir 331 charmants petits refuges. Il y en a deux au village qui sont construits à l’ouest de l’hôtel Gaspé-Nord. Monseigneur Ross qui fait pourtant campagne pour amener le touriste à se plaire dans la péninsule et à y revenir souvent8 se retrouve, avec ce fleurissement de cabines, mis devant une contradiction, car il juge qu’elles sont un lieu de promiscuité et de débauche9. On ne sait pas ce qu’il pensait des chambres d’hôtel.

Grand artisan de l’autodétermination de la Gaspésie, il encourage la population à embellir les propriétés puis à fabriquer des souvenirs et des menus qui représentent la culture de la région. Il n’est pas le seul à s’exprimer ainsi, car l’Union des municipalités considère que la réputation des villes et des villages dépend pour beaucoup de la bonne tenue des pensions de touristes, de la propreté, du luxe sobre, de l’excellence des repas et de la cordialité10 pour que cette industrie naissante gagne en crédibilité.

Toute cette dépense d’idées et d’énergie rapporte peu, somme toute : 80 000 à 100 000 personnes font annuellement le « tour de la Gaspésie » dans la décennie de 195011 alors que la population de la région s’établit à 104 000 habitants en 1960. La conquête des Anglais ne réussit pas vraiment, puisque les Canadiens proviennent presque uniquement du Québec (75 %) et de l’Ontario (20 %). Quant aux 40 000 Américains recensés en 1955, il s’agit surtout de résidents de la Nouvelle-Angleterre et de l’État de New York, quoiqu’une minorité importante vienne du Middle West. Parmi les visiteurs de la Nouvelle-Angleterre, les trois quarts sont des Franco-américains12, des descendants de familles exilées, comme celles d’Eugène Boucher et de Florent Fournier partis avant 1890, curieux de revenir aux sources.

Le plus dépaysé des deux

Autrement dit, ce qui est offert c’est le spectacle de nos habitudes, étant donné que le gouvernement s’efforce d’orchestrer la mise en scène du tourisme à la campagne13, sans annoncer à la population qu’il vient de lui attribuer un rôle. Ces urbains qui arrivent à partir des années 1930 lisent dans les guides ce que l’on dit des villages, on les attire avec ce pêcheur affable qui se fera un plaisir de poser pour la postérité14, mais lui n’est au courant de rien.

L’État n’est pas le seul à exagérer les traits de la survivance et du pittoresque jusqu’à la caricature. Vers les années 1950, l’Association des hôteliers de la Gaspésie publie elle aussi une brochure commentant le parcours autour de la péninsule et diffusant la publicité à ses membres ; s’adressant au voyageur, on lui annonce qu’il s’étonnera des traditions que le temps n’a pas écorchées. Il aimera à scruter le visage hâlé des habitants de la côte, dont la plupart vivent de la même vie que leurs ancêtres15. Comment se surprendre après cela qu’il nous regarde comme on regarde une vitrine de musée.

Dans cette expérimentation du tourisme naissant, les ambitions de l’État et des commerçants transforment la région en laboratoire touristique où chaque personne devient à sa manière une attraction : le pêcheur, la fileuse, les enfants avec leur chien, la voiture à cheval et le conteur d’histoires. À la différence de celui qui voyage à la recherche d’exotisme, celui qui le reçoit doit déchiffrer ce que le premier vient faire chez lui. On a vanté le dépaysement aux gens de la ville sans estimer que ce dépaysement serait réciproque. Nous sommes au début de l’invention du tourisme.

Tout à coup, le pêcheur qui a l’habitude de trancher sous le regard des siens voit des étrangers, qui ne comprennent manifestement pas ce qu’il fait, s’installer au bout de son étal, risquant ainsi de recevoir des éclaboussures sur leur beau linge de vacances. Ils aiment prendre des photos, poser des questions, dire qu’ils viennent de la ville — des villes dont on ne connaît pas les noms —, que c’est beau chez eux… sauf que le pêcheur n’a pas trop le temps de jaser, il travaille pour gagner sa vie, pas pour donner un spectacle.

Il y en a beaucoup qui sont sympathiques, la majorité. Il y en a d’autres qui nous regardent comme on n’aime pas être regardés, qui se plaignent de l’odeur, qui trouvent que ça pue sur le plain, qui tentent de jouer au plus fin; c’est à ce moment-là qu’on commence à les trouver niaiseux de ne pas distinguer un maquereau d’un hareng, de ne pas savoir qu’un flétan a les deux yeux du même côté de la tête, d’ignorer à quoi sert une paire de manigaux. De toute manière, ils sont pressés, c’est écrit dans le guide que l’attraction principale, c’est la Roche-Percée.

Les touristes sont des clients pour les uns, des étrangers pour tout le monde. Le touriste est un être singulier depuis qu’il est apparu sur la terre : il n’est pas réputé pour être discret, attentionné, respectueux, subtil. Le touriste est un personnage costumé (déguisé!) qu’on apprend rarement à connaître et à aimer. La relation entre l’habitant et le touriste est ambiguë en Gaspésie comme partout dans le monde.

Puis un jour, notre tour arrive d’aller ailleurs, à la ville peut-être, ce qui a pour effet de nous métamorphoser en touristes sans qu’on s’en rende trop compte, de faire de nous une personne dépaysée qui prend des photos, pose des questions, donne son opinion, parle aux gens de son plus beau village — qu’ils ne connaissent pas — sans se demander ce que ses interlocuteurs en pensent. On comprend tout d’un coup qu’en s’éloignant de chez soi on devient le touriste d’un autre, ce qui a pour effet de nous rendre plus indulgents envers nos semblables, d’élargir notre champ de conscience.

Ouvrir son jeu

Il s’agit d’une petite vocation, on ne parle pas d’un grand déploiement dans l’histoire du village : quatre modestes entreprises qui se succèdent pour offrir des services d’hébergement et de repas.

La salle à manger de l’hôtel Davis

L’histoire de l’hôtel Gaspé-Nord nous est déjà connue. Une fidèle reconstitution de son fonctionnement quotidien nous permettrait de comprendre le rôle qui fut le sien à tous égards. À défaut de sources précises, des bribes d’information aident à esquisser le portrait d’un lieu et de ses activités d’une manière qui apparaît plausible. Les gens qui s’aventurent sur la côte avant la route neuve sont des commerçants, des voyageurs professionnels ou des familles bien nanties, et cela représente, tout l’indique, une clientèle qui a les moyens financiers de s’arrêter dans un hôtel vers 1930. La propriété des Davis a fière allure, mais elle demeure un hôtel simple qui n’a rien des établissements cossus de Gaspé, Percé ou Carleton qui accueillent les bourgeois venus en train ou en bateau. On peut penser que ses cinq ou six chambres sont d’un confort quelque peu rustique, bien que madame Rose Duguay voit à ce que ses filles à gages les entretiennent proprement; broc d’eau et cuvette, chauffage central, toilettes à l’étage, petite électricité — grâce à une éolienne —, nous devons nous en tenir à des conjectures pour en décrire les installations.

À quoi ressemble la salle à manger située au rez-de-chaussée? Encore là, aucune extravagance : la porte d’entrée se trouve en façade et donne sur une pièce carrée, deux fenêtres sur chacun des trois murs extérieurs — la mode n’est pas aux fenêtres panoramiques —, rideaux fleuris comme les tabliers de la patronne, une dizaine de tables peut-être ou encore de longues tables collectives comme dans les couqueries; on vient de la cuisine par la droite, d’une porte au fond de la pièce, du côté de la mer. Au menu, des recettes familiales, du poisson frais, du poulet rôti et des ragoûts. Ce ne sont que des spéculations, mais le livre La bonne cuisine canadienne publié par le ministère nous conforte dans cette hypothèse.

Qu’est-ce qu’il en coûte pour y dormir et y manger? Pour établir la comparaison, une chambre à l’hôtel Joseph Duguay de Pabos coûte à cette date 0,75 $ la nuitée et le prix est le même pour un repas16, ce qui représente 10,76 $ en valeur d’aujourd’hui.

La diversité des activités augmente l’achalandage : outre les danses du samedi soir — les bals à l’huile selon l’appellation du temps —, la fréquentation est soutenue parce que l’on peut boire une bière de contrebande dans le petit salon voisin de la salle à manger qui ferme l’hiver. Voilà qui attire aussi des clients des villages alentour. Pour consolider son affaire, madame Rose héberge des personnes âgées et offre pension aux maîtresses d’école.

L’entreprise crée des emplois : la patronne recrute parmi ses petites-filles, Julia la fille de Régina et Laëticia celle de Louis dit Bébé. Avec d’autres comme Georgiana Clavet, la future madame Nena l’épicière, elles se coltinent les travaux de la maison, le ménage aussi bien que la traite des vaches. Mais, ainsi que toutes les femmes du village, elles peuvent compter sur le coiffeur Léon Guérette de Mont-Louis qui se présente au début de l’été prêt à donner une « permanente » à celles qui le désirent.

L’hôtel a ouvert ses portes dans le courant des années 1920 pour les fermer durant les années 1950.

Le Café Lisette

Un jour, Rosaire Boucher, fils d’Alfred, et sa femme Annette, fille d’Arthur Boucher, décident d’ouvrir un café jumelé à un salon de coiffure. Leur maison construite sur la colline à l’entrée ouest du village possède une vue unique pour les amateurs de couchers de soleil. Nous savons, grâce à une photo sur laquelle apparaissent les propriétaires et leur fille Lisette en compagnie de membres de leur famille, que le commerce est toujours en exploitation en 1947. Selon les indications d’une informatrice, il faut situer son ouverture vers 1942. Rosaire a 24 ans et Annette 19 ans lorsqu’ils se marient en 1936, Lisette naît l’année suivante. Ils vivent à Chandler avant de revenir pour se lancer en affaires.

L’espace est petit : un comptoir, deux ou trois doubles banquettes au mur à l’opposé de la porte d’entrée, peut-être une table ou deux devant les nombreuses fenêtres qui donnent sur la mer à perte de vue. Le piano occupe un coin de la pièce, l’instrument dont Annette aimerait tant que Lisette joue, un rêve qui semble ne s’être jamais réalisé.

Attenant à leur café, ils ont aménagé un salon où Annette coiffe les femmes et Rosaire les hommes. Le coiffeur est aussi chef cuisinier. Les touristes, en particulier des États-Unis, font escale pour un repas alors que les gens – les jeunes – de la place s’y retrouvent pour passer le temps tout en sirotant une liqueur douce, selon les mots de l’époque. Alors que le café suspend ses activités l’hiver, le salon demeure ouvert aux hommes. Il arrive aussi qu’on y organise un grand repas du temps des Fêtes.

Puis, le commerce ferme ses portes, la famille retourne un moment à Chandler avant de déménager à Montréal. Quelques années plus tard, Anicet Boucher, petit cousin de Rosaire et cousin d’Annette, achète la maison qu’il habitera avec sa femme Lauraine Bernier. Aujourd’hui, les propriétaires sont Claude Desjardins et Johanne Thibault qui la proposent en location aux touristes.

Le Café chez Roberte

Eudore Boucher et Edwige Cassivi ont sans doute plusieurs raisons d’ouvrir un restaurant en 1955 dont celle-ci : ils ont quatre filles — Huguette, Marie-Blanche, Odette et Claire — qui ne demandent qu’à s’occuper, et Eudore a un emploi précaire. En effet, comme il est embauché par le ministère de la Voirie parce qu’il milite pour l’Union Nationale de Maurice Duplessis, un favoritisme normal à l’époque, une défaite électorale entraîne en contrepartie la perte de cet emploi. Des craintes justifiées, puisque le scénario se confirme en 1960.

Eudore, fils de Joseph, se tourne vers son cousin Léonard, fils de Josué, pour la construction de son restaurant. Mon père a de l’expérience dans ce type de projet puisqu’il était de l’équipe qui a bâti le complexe du Mont-Albert et qu’il a réalisé une salle analogue pour Lionel Bernatchez de Mont-Saint-Pierre, dont le commerce, Les flots bleus, poursuit ses opérations. Il profite de l’hiver pour fabriquer dans sa boutique les grandes fenêtres qui donnent aux clients une vue sur les pastels des ciels gaspésiens au soleil couchant — le ponant disaient les vieux.

Adossé à la maison ancestrale, le restaurant permet de disposer trois tables de quatre personnes près des fenêtres — les préférées des touristes — deux autres tables de quatre vers le centre de la salle et une dernière de six à gauche de l’entrée. Les rideaux verts plastifiés et des nappes carreautées assorties décorent la pièce. L’aller-retour à la cuisine se fait grâce à deux portes battantes. Là, on tire profit des équipements de la maison et Edwige donne la note : elle prépare la carte, les menus du jour et délègue la fabrication des tartes à ses filles Marie-Blanche et Odette. Monseigneur Ross, qui réclamait des menus représentatifs de la culture de la région, aurait aimé la table du Café chez Roberte : des soupes aux légumes, au chou, à l’orge ou aux pois avec des petits pains maison; les viandes : côtelette de bœuf, steak, poulet rôti servis avec laitue et tomates, sans oublier le cipaille. En Gaspésie, un client de bon goût demande du poisson : saumon, morue rôtie — cabillaud disent les Français — et pâté en croûte à la morue ou au saumon. Peut-on lire cette carte sans s’ouvrir l’appétit? Et encore, le dessert n’est pas servi : vous avez le choix entre des tartes au sucre, au chocolat, aux raisins, à la farlouche, aux fraises et aux framboises. Oui, la « farlouche » réclame une explication pour certains : le dictionnaire dit « garniture de tarte composée d’un mélange de farine, de mélasse et de raisins secs ». De quoi nous faire oublier le gâteau blanc ou au chocolat servi avec une boule de glace ou de crème glacée, selon le français que l’on parle, et rien ne s’objecte à ce qu’on le parle de différentes manières.

Voilà tout ce que l’on peut préparer sur une cuisinière chauffée au bois aidée en périodes de pointe d’un réchaud à gaz.

Un beau dimanche de juin 1955 se révèle le jour choisi pour l’inauguration. Surprise! Les deux premiers clients sont Rémi et Omer, les bessons de madame Céline, les propriétaires de la maison des Béland, la porte voisine. Sauf cette exception, la clientèle est surtout faite de touristes québécois et étatsuniens. Les premiers font honneur au menu, surtout le poisson, alors que les autres ne sont pas réputés gourmands. Quand il les voit s’arrêter, Eudore a coutume de dire à ses filles : « préparez-vous à faire des sandwiches. » Un sandwich coûte 0,60 $.

Combien en coûtait-il pour un repas? Personne ne s’en souvient, mais voici une estimation qui a toutes les chances de tomber pile. Partant du fait que le menu du midi au restaurant est évalué à 15 $ en moyenne en 2017 au Canada, et qu’en 1910 il en coûtait 0,70 $17, soit 15,22 $ en monnaie d’aujourd’hui, il y a lieu de penser, en toute logique, qu’il en coûtait aussi l’équivalent de 15 $ en 1955 pour en arriver à déterminer le prix demandé. Ainsi, selon les valeurs de l’époque, on payait probablement 1,65 $ pour savourer la cuisine d’Edwige et de ses filles. Alors, l’Étatsunien avec son sandwich aux tomates se privait de bien manger pour peu d’économie. À moins que ce soit une question de goût.

Cassivi? Mais d’où vient donc cette Italienne à la voix douce qui parle aussi anglais, ce qui permet d’écrire « English spoken » sur l’enseigne devant le restaurant. Voici l’histoire de sa famille en bref : son arrière-grand-père se nommait Antoni Cassivi18. Il était originaire de Syracuse en Sicile. À l’âge de 12 ans, il s’embarque comme mousse sur un bateau qui fait naufrage dans le golfe de Gascogne et le voilier qui le sauve se dirige vers Québec. Ses pérégrinations le conduisent à Grande-Grave où on l’appelle Antoine et où il épouse Angélique O’Connor d’ascendance irlandaise. Ils auront onze enfants, dont un garçon, François, qui s’installe à Cap-aux-Os. Comme son père, il épouse une Angélique, sans doute une Irlandaise elle aussi, puisqu’elle se nomme Maloney. Un de leurs fils, William, est le père d’Edwige et de Guillaume, qui fut curé à Madeleine. Ce n’est pas tout. La tante d’Edwige, Elzire, marie Henri Poirier dont le fils Gérard, célèbre comédien, épouse la journaliste Francine Montpetit. Voilà qu’un jour le couple se présente au restaurant de sa cousine.

Ce ne sont pas les seules vedettes à s’arrêter au café. Les artistes qui se produisent au Théâtre Blanchette en saison le fréquentent aussi : Paolo Noël, Claude Blanchard, Jean Grimaldi et d’autres. En saison, parce que l’hiver le restaurant est fermé.

Sauf qu’une autre fermeture se prépare : après sept années en exploitation, Eudore décide que l’été 1962 sera le dernier. Il a une bonne raison, car il va perdre une partie importante de son équipe avec le mariage de Claire et d’Odette. Alors, aussi bien en profiter : le 11 août 1962, c’est la noce au Café chez Roberte, trois mariages sont célébrés en même temps; Odette et Denis Pelchat, Claire et Carl Béland, ainsi que Violette dite Viola Béland et Cyrice Côté. Une manière joyeuse de marquer la fin d’une aventure. Au moins une autre noce s’est tenue au Café, soit en juin 1957, celle de Rénald Fournier et de Laurette Henly, une des nombreuses institutrices à avoir épousé un homme de la place.

Vous vous demandez pourquoi le restaurant porte le nom de Café chez Roberte. La benjamine de la famille a trois ans lorsque l’aventure commence et c’est de cette façon que ses parents choisissent de l’y associer. Elle ne se gêne d’ailleurs pas pour dire à qui veut l’entendre : « Café moi! ». Le restaurant deviendra un billard et un dépanneur, puis il fermera ses portes en 1975. En 1976, il est démoli pour redonner à la maison ancestrale qui date de 1912 la dimension qu’elle avait prise en 1948 lors de son agrandissement.

Le Camping Manche-d’Épée

C’est le nom qu’Alphéda Pelchat, mariée à Joachim Fournier, donne à l’entreprise qu’elle crée en 1966. Sans doute l’héritière des ambitions de ses grands-parents Napoléon et Rose-Delima, Feda désire depuis longtemps relever le défi des affaires.

L’évidence s’impose, le développement d’un tourisme axé sur l’automobilité nécessite des structures d’hébergement adaptées19 comme le camping qui s’implante, après la cabine, dans le décor gaspésien. Si cette pratique se popularise à partir des années 1920 en Amérique du Nord, elle se rend doucement dans la région. Puis, il arrive que des agriculteurs exploitent des terrains de camping sur leurs terres afin de tirer profit du tourisme routier20 et c’est à peu près ce que l’on voit sur la route de la Rivière — qui ne s’appelle pas encore rue — quand Feda concrétise son projet. Même si Joachim ne se montre que modérément enthousiaste, se souvient-on, il contribue chaque année à l’amélioration des services. Par exemple, il aménage une cuisinière chauffée au bois sous un abri qui charme les campeurs. Sur sa carte de visite, la propriétaire écrit : « patates frites, rafraîchissements, électricité, eau courante, pêche », une énumération qui résume ce que le client y trouve.

Le site se trouvant à « 2000 pieds de la route nationale » (soit 0,6 km), on demande à Paulette Blanchette de peindre une grande affiche, très colorée de vert et de bleu, que l’on installe à l’intersection près du pont.

Mariette, qui a une douzaine d’années, se voit confier la responsabilité de recevoir les touristes et de les inscrire au registre. Il en coûte 1,50 $ par jour, soit 11 $ en valeur d’aujourd’hui. Ce rôle à l’accueil favorise les bonnes relations au point qu’elle entretient pendant des années une correspondance avec la famille Watkins de Pennsylvanie, enregistrée le 27 juillet 1966. D’autres clients du Connecticut et du Massachusetts lui envoient des photos et des cartes de Noël. En 1969, le 29 juillet, des Étatsuniens formulent une demande spéciale : bien que la télévision ne soit pas au nombre des services offerts, elle désire regarder Neil Armstrong marcher sur la lune.

Plus tôt ce même mois, le 9 juillet, le camping a reçu les Goyens, de Châteauguay, qui deviendront de grands amis de Joachim et Alphéda. Originaires de Belgique, Roger parlait de pêche avec Joachim tandis que Feda considérait sa conjointe un peu comme une sœur. Le couple reviendra l’année suivante avec des amis belges, Léon et Jeanne Vanmelkebeke, qu’ils reverront  plusieurs fois par la suite. Au fil du temps, les deuils s’enchaînent et à la fin, Feda se retrouve la seule survivante du quatuor. Sans doute avait-il été question entre eux d’un voyage en Belgique, si bien qu’en 2000 — année symbolique — elle entreprend de le réaliser en sachant qu’elle sera reçue à Bruxelles par Léon et Jeanne. À 76 ans, elle découvre Bruges et la mer du Nord. Une amitié de trente ans. Quand le tourisme ouvre des horizons…

C’est aussi en 1969 que le camping quitte le haut de la rivière pour s’en venir au village. En novembre 1969, la famille déménage dans l’ancienne école que Joachim a transformée en résidence. Il allait de soi que l’entreprise déménage elle aussi, quitte à perdre en superficie. Près de la mer, le camping dispose de nouveaux atouts. Joachim construit un kiosque pour l’accueil des visiteurs et aménage un sentier qui conduit sur la grève. Le prix est successivement révisé à 2,00 $ puis à 3,00 $. Le camping met fin à ses activités en 1975.

Ce parcours des offres touristiques sera complet, je crois, en rappelant que deux « cabanes à patates frites » sont en exploitation, une première tenue par Ginette Boucher durant les étés 1972 et 1973 à proximité du camping et une seconde par Micheline Coutu vers 1982-1984 à l’entrée ouest du village, dépassé le pont, du côté de la mer. Ce sont là les entreprises d’hébergement et de restauration ouvertes aux touristes que l’on a vues à Manche d’Épée au 20e siècle.

La nouvelle donne

Depuis une quinzaine d’années approximativement, Manche-d’Épée s’est découvert une nouvelle petite vocation touristique. La population diminue, certaines personnes décèdent, d’autres sont forcées de déménager, ce qui laisse plusieurs maisons sans résidents permanents. Deux formes d’occupation se sont développées devant cette absence de relève. Certains font l’acquisition d’une maison qui devient leur résidence secondaire alors que d’autres achètent un bien pour l’offrir en location en le présentant souvent comme un chalet au bord de la mer. Les principaux atouts sont la proximité de la grève, la forêt, le calme et les couchers de soleil. Les amateurs de randonnée pédestre, de kayak, les pêcheurs à la truite ou au saumon y trouvent leur compte. En réalité, c’est toute la côte nord de la péninsule qui est offerte avec ses attraits et ses activités. Des touristes de qui l’on n’attend plus qu’ils sachent faire la différence entre une morue et un maquereau.

Remerciements:

Je remercie de leur collaboration Florence Pelchat, Marguerite, Huguette, Roberte, Renée et Rolande Boucher, Blandine Mercier, Lauraine Bernier, Marie et Hélène Fournier ainsi que Thérèse Bond.

Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.

Notes et références:

1.La bonne cuisine canadienne : traité d’art culinaire à l’usage des hôtels de la province de Québec, ministère de la Voirie, Québec, 1927, p. 5 (consulté le 19 novembre 2017) http://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2460417

2. Serge Gagnon, « L’intervention de l’État québécois dans le tourisme entre 1920 et 1940. Ou la mise en scène géopolitique de l’identité canadienne- française », Hérodote, 2007/4 (no 127), p. 152 (consulté le 19 novembre 2017) https://www.cairn.info/revue-herodote-2007-4-page-151.htm

3. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p. 543

4. Op. cit., p. 542

5. Op. cit., p. 543

6. Roger Brière (1961-1962), « Les cadres d’une géographie touristique du Québec », dans Cahiers de géographie de Québec, 11, p. 44, cité dans Serge Gagnon, op. cit., p. 153

7. Ministère des Affaires municipales de l’Industrie et du Commerce (1937), Inventaire des ressources naturelles et industrielles (section économique) du comté municipal de Gaspé-ouest, Québec, p.32. Toutes les citations de ce paragraphe.

8. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 543

9. Op. cit.

10. Discours de Joseph Beaubien, maire d’Outremont, cité dans Maude-Emmanuelle Lambert, À travers le pare-brise : la création de territoires touristique à l’ère de l’automobile (Québec-Ontario, 1920-1967), Département d’histoire, Faculté des arts et des sciences, thèse, U de M, 2013, p. 97 (consulté le 19 novembre 2017) https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/10353

11. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 547

12. Op. cit.

13. Serge Gagnon, « L’intervention de l’État québécois dans le tourisme…», op. cit., p. 22

14. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., 542

15. L’Association des hôteliers de la Gaspésie, La Gaspésie, Maria, p. 11, année non précisée, vers 1950.

16. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 544

17. Combien ça coûtait avant ? (consulté le 19 novembre 2017) http://www.sympatico.ca/actualites/decouvertes/histoire/cout-biens-de-consommation-1.1502210

18. Sœur Marie-du-Calvaire, « De l’Italie à la Gaspésie; comment les Cassivi sont venus jusqu’à nous », La Revue d’Histoire de la Gaspésie, vol III, no 2, p. 92-95, vol III, no 3, p. 141-147, 1965 et vol IV, no 1, 1966, p. 18-24.

19. Maude-Emmanuelle Lambert, À travers le pare-brise : la création de territoires touristique à l’ère de l’automobile (Québec-Ontario, 1920-1967), op.cit., p. 96

20. Op. cit., p. 102

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