Les Pelchat

Publié le 31 août 2018.

C’est en suivant le parcours de René Pelchat, embarqué sur un morutier au départ de la Normandie à destination de Gaspé au milieu du 18esiècle, que nous arrivons au couple fondateur de Manche-d’Épée. La pêche à la morue constitue le fil conducteur de leur récit qui commence peu avant les attaques anglaises contre la Nouvelle-France et se poursuit quelque temps dans la région de Bellechasse. Toutefois, ce sont les aventures de l’ancêtre en Gaspésie qui semblent impressionner son petit-fils René dit Irénée. Au point qu’avec sa femme Angélique Drouin, on le dirait irrésistiblement attiré par la péninsule où l’ancien a débarqué : un jour, il décide d’y transporter sa famille. Six ou sept générations plus tard, tentons de suivre leurs pérégrinations pour découvrir comment cette lignée a pris racine ici.

De la Manche à Manche-d’Épée

Quand Irénée et sa femme Angélique construisent leur maisonnette non loin de la rivière vers 1865, ça fait longtemps déjà que le grand-père Pelchat a effectué le voyage qui l’a mené en Gaspésie1.

Un siècle plus tôt, le jeune homme qui n’a pas encore 20 ans quitte son père, Jean, pour s’engager sur un morutier en partance pour Gaspé. René n’avait que onze ans lorsque sa mère Jeanne Charuel est décédée. Le garçon part en sachant qu’il risque de ne plus revoir ni son père ni ses sœurs aînées Michelle et Jeanne. Dans ces années où la vie en Normandie est rude, ils sont une vingtaine d’hommes aux Biards, plus que dans les villes alentour, à choisir l’aventure de la Nouvelle-France. Avec son cousin François Pelchat, fils de Julien, et ses amis, les frères Fleuri, il prend la route de Granville, un important port de pêche situé à 50 km plus au nord.

Granville s’est progressivement trouvé une vocation de port morutier. De là, des dizaines de bateaux partent vers trois destinations principales : il y a ceux qu’on appelle les « Islandais » parce qu’ils vont pêcher sur les côtes d’Islande et auxquels Pierre Loti a forgé une renommée littéraire2; puis, les célèbres « terre-neuvas » que la présence depuis au moins le 16e siècle sur les bancs de Terre-Neuve a rendus légendaires, et enfin, ceux qui recrutent des pêcheurs qui s’en viennent sur les côtes de la Nouvelle-France, en particulier à Gaspé. Parmi eux, certains s’engagent comme saisonniers et d’autres, à l’instar de René, de son cousin et de leurs amis, choisissent de s’établir dans la colonie.

Son contrat en poche, Pelchat monte sur l’un de ces voiliers de 50 à 300 tonneaux pour une traversée qui prendra jusqu’à deux mois. La saison de pêche commence dès l’arrivée et se termine le 25 août pour ceux qui rentrent au pays, et quelques semaines plus tard pour les autres qui s’installent. Dans ces années-là, on compte parfois 150 engagés au départ de Granville. On fera escale à Saint-Malo pour s’approvisionner en sel que l’on destine au séchage de la morue. Le bateau transporte des vivres pour les arrivants et aussi pour les habitants de Gaspé.

Les Biards

Au temps où René y vit, Les Biards compte environ 1 000 habitants. L’étymologie de ce nom est foisonnante, mais il semble que cela signifie petit jardin clos attenant à la maison3. Les Biards est une ancienne commune rattachée à Isigny le Buat et située dans l’ancien diocèse d’Avranches dans le département de la Manche. Son histoire a des origines fort lointaines. Au Moyen Âge, en l’an 1000, c’est une baronnie. On y relate des batailles contre les Bretons dans une contrebande de sel. Cette baronnie connaît son apogée en 1690 quand Louis XIV l’érige en marquisat, en reconnaissance de services rendus aux armées par son seigneur Louis de Pierrepont.

Au 18e siècle, la noblesse est en difficulté, le pays souffre et ses terres sont contestées. Le dernier baron des Biards abandonne sa propriété en 1759. La Révolution met fin à cet ancien régime et confisque les terres en 1789.

L’histoire de l’actuelle église du village commence vers 1532, et elle coïncide à deux années près avec le départ de Cartier à la découverte de la route des Indes suivant le mandat que lui confie François Ier lors d’une audience tenue tout près de là, au Mont-Saint-Michel. L’église porte le nom de Saint-Martin qui fut évangélisateur de la région. Son clocher en tuffeau blanc est inscrit aux Monuments historiques.

La contribution du village au peuplement de la Nouvelle-France est enregistrée dans la mémoire locale : on cite surtout des Pelchat puis leur parent Jean Thomassin né en 1722, décédé en 1834 qui se fixa en 1757 au séminaire de Saint-Joachim au Canada. (À noter aussi François Aubut, en 1747, pêcheur en Gaspésie où il fonda souche)4. À ces noms, ajoutons les Sénéchal, Charuel, Fauchon et de Lautein.

La commune est lourdement touchée par la Grande Guerre alors que l’on relève 42 victimes sur une population d’environ 700 habitants. Sur le monument aux morts inauguré en 1919 on lit ce nom : F. Pelchat. Comme la vaste majorité des patronymes en France, il n’est pas très répandu5.

La guerre à Gaspé

René Pelchat naît le 22 avril 1732. Il est très probable qu’il ait célébré son 20e anniversaire pendant sa première et seule traversée. Lorsqu’il débarque à Gaspé à l’été 1752 en prévision de la saison de pêche, le propriétaire des installations se nomme Pierre Révol. Il en est à ses débuts. On parle de lui comme d’un contrebandier (de sel) converti en entrepreneur, un phénomène qui allait se répéter, nous le savons, dans l’histoire de la région.

Les Biards est situé à quelque 25 km de la Manche. Dans son enfance, René n’a pas vu les barges montées sur le plain derrière chez lui. On peut supposer que l’adaptation à sa nouvelle vie est exigeante, mais ce n’est rien à côté des difficultés qui attendent les habitants de Gaspé.

Une guerre se prépare entre deux clans de pays européens alignant d’un côté la France et ses alliés, et de l’autre la Grande-Bretagne et les siens. Elle est connue sous le nom de guerre de Sept Ans, car elle s’est officiellement déroulée de 1756 à 1763; au Québec, nous l’appelons aussi la guerre de la Conquête puisqu’elle a signifié la défaite française entraînant le passage de la Nouvelle-France sous l’autorité britannique. Bien qu’on dise qu’elle a commencé en 1756, elle couvait déjà, des combats s’étant produits en 1754. Dans les circonstances, Louis XV décide en 1755 de renforcer la colonie en y envoyant des troupes. Georges II ordonne d’attaquer la flotte française sans aucune déclaration de guerre. La bataille a lieu près des Grands bancs de Terre-Neuve. À partir de là, les Anglais s’en prennent aux bateaux de pêche et la France perd ainsi des centaines de navires, dépassée par la suprématie britannique sur les mers.

Depuis 1752, Révol a logé dans son établissement une quarantaine de pêcheurs de Granville; en sus de leur travail, ils doivent défricher la terre et cultiver des grains pour leur subsistance. La tension monte. Le gouverneur Vaudreuil nomme Révol sentinelle de Gaspé et mettra 120 miliciens sous ses ordres en 1756. En considérant la période, on observe qu’en octobre 1752, au moins 300 personnes habitent la petite colonie, sans compter les pêcheurs saisonniers. En 1756, en incluant les miliciens, on approche les 500 résidents6 qui vivent sous la menace d’une attaque.

Elle survient le 1er novembre 1756. Révol résiste à l’assaut anglais avec 200 hommes, non sans déplorer quelques morts. On a toutes les raisons de penser que René, son cousin François, les frères Fleuri, Aubut et les autres Normands participent à la résistance. Ayant perdu une partie de ses réserves, le poste de Gaspé a dû faire face à une disette pendant l’hiver 1756-577, et il organise sa survie dans des installations en partie démolies.

L’été venu, le gouverneur envoie un bateau à Gaspé. À son retour à Québec, fin juin, il emporte de nombreux miliciens et pêcheurs fuyant la péninsule, mais optimistes et ne dérogeant pas à leur idée de vivre en Nouvelle-France. Ils sont partis quelques semaines avant que le général Wolfe lance en septembre l’expédition qui entraînera la destruction des établissements français le long du littoral. Retenons surtout la perte de Mont-Louis, le 19 septembre, qui est la propriété de Michel Mahiet, lui aussi un Granvillais, incendié par le major Dalling. Les habitants sont faits prisonniers et, comme tous les Gaspésiens, ils seront déportés vers leur pays d’origine. Parmi eux se trouve André Fleuri, l’ami de René. Mais il reviendra.

Témoignage de liberté au mariage

Les hommes venus au pays sans papiers se doivent de témoigner devant les autorités, en présence de deux personnes de leur connaissance qui se portent garantes du bien-fondé de leurs dires, afin de reconnaître sur l’honneur n’être pas déjà mariés en France8.

René Pelchat a vécu cinq ans à Gaspé, soit de l’été 1752 à l’été 1757. Le 20 janvier 1763, il témoigne de sa liberté au mariage. Ses témoins sont Julien de Lautein et André Fleuri qui attestent de la vérité de sa parole et déclarent être en sa compagnie depuis neuf ans en Nouvelle-France. Fleuri dit être passé par chez son tuteur il y a 4 ans en venant en ce pais cy9, ce qui revient à dire qu’il a mis à profit sa déportation pour visiter le père de René et le rassurer sur le sort de son garçon. Il se révèle pour le moins ironique de parler de la Nouvelle-France à cette date, car moins de trois semaines plus tard, soit le 10 février 1763, la France cède la presque totalité de ses possessions en Amérique du Nord par la signature du traité de Paris, conséquence de sa défaite dans la guerre de Sept Ans, une guerre dont René a vu de près les premiers assauts en Gaspésie.

La consultation des archives nous apprend que René se porte lui aussi témoin, une première fois en faveur de son cousin François, le 7 octobre 1760, et de nouveau le 6 avril 1762, au profit de François Fleuri. Ces témoignages sont chaque fois rendus devant le chanoine Briand, vicaire général du diocèse de Québec. On les lit comme une chronique de l’époque : par exemple, on découvre, en date du 6 juillet 1757, que François Aubut (celui qui fera souche en Gaspésie) est à Québec depuis dix jours, arrivé selon toute probabilité sur le bateau de Vaudreuil; que l’oncle avec lequel il est venu à Gaspé en 1748 y est mort et, qu’accompagné de son témoin, Nicolas Brye, il est retourné en France visiter sa famille aux Biards en 1755.

Une fois son témoignage accepté, nous voyons René, le 31 janvier 1763, à l’âge de 31 ans, se marier avec Marguerite Marceau, âgée de 16 ans, dans la paroisse Saint-Vallier de Bellechasse, à l’ouest de Montmagny. Après avoir été pêcheur, René se retrouve en plein territoire agricole. Pour mieux décrire ce passage à la terre, revenons un peu en arrière, ce qui nous ramène au 19 janvier, la veille de son témoignage de liberté au mariage. Ce jour-là, devant le notaire Fortier, René devient l’héritier du couple Allaire/Hélie de Saint-Vallier, couple sans enfant qui lui cède sa ferme en échange de laquelle il leur assure une subsistance à vie. Mais voilà que le couple se ravise avec l’arrivée de la mariée et résilie le contrat le 13 avril 1764.

René n’est pas au bout de ses ressources. Après avoir effectué diverses transactions avec l’aide de son beau-père Marceau, il acquiert une terre de trois arpents de large par quarante de profondeur du côté de Saint-Charles de Bellechasse, un peu au sud-ouest de Saint-Vallier, où la famille s’installe en 1766, un siècle exactement avant que son petit-fils fasse de même à Manche-d’Épée.

La vie du couple n’est toutefois pas faite que de bonheur : des jumeaux nés en août 1764, un seul survit. Puis, les trois autres enfants qui viennent au monde entre 1765 et 1768 meurent tous en bas âge. Le 27 juin 1770, alors qu’elle vient à peine d’avoir 24 ans, Marguerite décède elle aussi. Elle est inhumée à Saint-Vallier.

Mettant fin à son veuvage, René se remarie le 24 février 1772 avec Marie-Louise Lacasse; il a 40 ans, elle en a 20. Leur vie se passe à Saint-Charles, d’où Marie-Louise est originaire. Le couple aura 14 enfants entre 1774 et 1798, neuf survivront en ces temps où 30 % des enfants ne dépassent pas l’âge de 10 ans[iii]. L’aîné du deuxième lit, né le 2 octobre 1774, se prénomme René.

De ce René nous connaissons son mariage à l’âge de 28 ans, le 2 février 1802, avec une jeune femme de 21 ans nommée Louise Jolin. La cérémonie a lieu à Saint-Charles, mais il semble qu’ils vont plutôt vivre à Saint-Gervais. C’est là que le 12 février 1807 survient la naissance d’un fils qu’ils baptisent… René. On l’appellera Irénée.

Dans sa jeunesse, le garçon a sûrement l’occasion d’écouter son grand-père lui parler de ses origines normandes, de sa traversée de l’océan et de sa vie de pêcheur en Gaspésie. Nous pouvons un peu imaginer les récits qu’il lui fait de ses aventures. René l’ancien, le premier de cette lignée de Pelchat au pays, ne peut soupçonner lorsqu’il meurt, le 27 août 1821, à l’âge de 89 ans, que son petit-fils suivra ses traces et deviendra pêcheur. Irénée a alors14 ans.

Comment se passe la jeunesse de cet héritier? Nous apprenons par les archives qu’il se marie, le 19 août 1834, à l’âge de 27 ans avec Angélique Drouin, qui en a 26, lors d’une cérémonie qui se déroule à Saint-Étienne de Beaumont.

Angélique Drouin

Angélique naît le 8 avril 1808 à Saint-Gervais de Bellechasse. Elle est la descendante de l’un des premiers colons arrivés en Nouvelle-France. Pour le dire comme on le dit aux Îles-de-la-Madeleine, elle est la fille à François (1768), à Joseph (1733), à François (1692), à Nicolas (1652), à Robert, l’ancêtre de la lignée, lui-même né en 160711. Suivons un peu leur parcours.

Robert Drouin voit le jour à Pin-la-Garenne, village situé à proximité de Mortagne dans le Perche, en Normandie. Rappelons que le peuplement de la colonie est stoppé au début du 17e siècle quand Champlain doit céder Québec aux frères anglais Kirks, en 1629. Mais lorsque la France reprend possession du territoire en 1632, l’émigration repart avec optimisme. L’un des principaux recruteurs se nomme Robert Giffard et il vient du Perche. C’est par son entremise qu’en avril 1634, 43 personnes, dont 35 sont originaires de Mortagne et des environs, s’embarquent à Dieppe à destination de Québec. Parmi eux se trouve un briquetier de 27 ans, Robert Drouin, ainsi que Gaspard et Marin Boucher dont je reparlerai une autre fois.

À son arrivée dans la colonie, Robert est accueilli chez Zacharie Cloutier, Percheron lui aussi. Songeant à se marier, il se tourne vers Marie-Anne, la fille de Cloutier. Bien que le contrat les unissant soit intervenu chez le notaire en 1636, le mariage doit attendre puisque la fille n’a que 11 ans. Il sera tout de même célébré le 12 juillet 1637, les époux étant logés chez les parents de la mariée pendant trois ans.

Venu en Amérique pour exercer son métier de briquetier, Robert se voit contraint par manque de travail de se mettre à l’agriculture. Une succession de changements d’occupations et de propriétés lui font une réputation d’instabilité.

Sa vie familiale n’est pas non plus facile. Marie-Anne, après avoir mis au monde six enfants, dont seulement deux filles survivront, décède le 3 février 1648 à l’âge de 23 ans.

Installé à Château-Richer, Robert, maintenant âgé de 42 ans, épouse Marie Chapelier, une veuve de 23 ans. Le couple aura sept enfants, dont un fils, Nicolas, né en 1652 et qui, à l’âge de 10 ans, aurait miraculeusement été guéri à Sainte-Anne de Beaupré, miracle que l’on considère comme étant le troisième accompli à cet endroit. Ce Nicolas est le père de la lignée dont est issue Angélique. De son côté, Robert s’éteint au terme d’une vie bien active le 31 mai 1685, plus de 50 ans après avoir quitté la Normandie.

L’histoire se poursuit de cette façon : Nicolas se marie en 1674 avec Marie Loignon et ils s’installent à Sainte-Famille dans l’île d’Orléans, en face de Château-Richer, où il a vécu une partie de sa jeunesse. Il se distingue en signant Derouin avec un e comme le fait encore l’artiste visuel René Derouin.

Son fils François, qui ne conserve pas le e, passe sa vie à l’île d’Orléans; il naît à Sainte-Famille et termine ses jours à Saint-François. Marié à Catherine Canac-Marquis, ils auront eux aussi le malheur de voir mourir plusieurs enfants dans leur jeune âge.

Leur seul garçon appelé Joseph est le grand-père d’Angélique. Toute sa vie se déroule à l’île où il a huit enfants avec sa première femme Geneviève Laverdière : l’un d’eux, François, sera le père d’Angélique.

François quitte son île natale pour s’en venir sur la Côte-du-Sud et marier Marie Audet dit Lapointe, originaire de Saint-Charles, le 9 février 1795 à Saint-Gervais de Bellechasse. Angélique est par conséquent de la sixième génération de sa famille au pays. René et Angélique sont donc nés à un an d’intervalle dans le même village : on peut penser qu’ils fréquentent la même église, la même école peut-être, se croisent lors de soirées de danse, participent aux activités paroissiales, qu’ils se connaissent comme on connaît tout le monde dans un village.

Pelchat et Drouin

Pour jeter un regard sur les années de jeunesse d’Irénée, examinons sommairement la société de son temps. Pendant la première moitié du 19e siècle, la population s’accroît très rapidement, même si de nombreux Canadiens français quittent le pays pour les États-Unis. La fin de la guerre de Sept Ans a amené une importante immigration anglaise, en provenance de l’Irlande, de l’Écosse et de la Nouvelle-Angleterre. D’un autre côté, la forte natalité chez les francophones contribue pour beaucoup à cet accroissement.

Si bien que vers 1830 les terres agricoles du bassin du Saint-Laurent sont toutes occupées. Les familles ne peuvent plus subdiviser les lots pour satisfaire tout le monde. Que peut faire un couple qui désespère de se trouver une terre, sans oublier que les emplois sont rares? Soit il émigre aux États-Unis où les Canadiens français sont bien vus ou il part vers une région située loin des villes que l’État encourage à coloniser. Ce n’est pas par hasard que se succèdent les études aussi complaisantes les unes que les autres sur la colonisation dans le Témiscouata, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie. Il ne faut pas non plus perdre de vue que cette dernière région continue de recruter des pêcheurs saisonniers. Voilà comment il se fait qu’un nombre élevé de nos ancêtres soient venus de la Côte-du-Sud.

S’ils sont originaires de Saint-Gervais, Angélique et René se marient toutefois à Beaumont en 1834; l’explication la plus simple serait que leurs familles sont parties de leur village natal. À quoi Irénée s’emploie-t-il? À l’agriculture, au travail forestier, à la pêche à fascines dans le fleuve à cet endroit qui représente la ligne de démarcation entre l’eau douce et l’eau salée où l’on prend anguille, saumon, bar rayé, doré, esturgeon, truite de mer, éperlan et brochet.

Il est acquis que le couple habite Beaumont pendant plusieurs années. Il s’agit du lieu de naissance reconnu de leurs neuf premiers enfants : Joseph-Ferdinand (1835), Séraphine (1837), Charles-Elzéar (1838), Rose-de-Lima (1840), Desneiges (1841), Julie (1843), Marie-Celina (1846), Louis (1847), Joseph-Alfred (1849). Quant à Antoine, il naît en 1850, en Gaspésie. Son baptême est inscrit dans les registres de Sainte-Anne-des-Monts.

C’est le moment où s’effectue la transition. À cette naissance s’ajoutent d’autres événements qui se rapportent à la présence de la famille dans la région : l’aînée des filles, Séraphine, se marie le 29 mai 1853 avec Georges Synnett de l’Anse au Griffon, union qui se retrouve dans les archives de Douglastown à Gaspé. Cinq ans plus tard, soit en 1858, Rose-de-Lima convole avec Jean-Baptiste, le frère de Georges, et cette fois le mariage apparaît dans les registres de Rivière-au-Renard; l’aîné Ferdinand s’installe à Cap-Chat avec sa conjointe Rosalie Saint-Laurent épousée en 1861. La même année, Desneiges épouse William-Guillaume Davis ; le couple déménage à Manche-d’Épée en 1867.

Il faut toutefois savoir relativiser les inscriptions dans les archives d’alors : le rattachement d’une mission à une paroisse ou d’une paroisse à un diocèse évolue assez régulièrement. Par exemple, Mont-Louis relève de Sainte-Anne-des-Monts jusqu’en 1867.

Les notes de 1928 que le père E-B Deschênes12 conserve des témoignages qu’il recueille auprès des anciens nous disent qu’Irénée Pelchat s’établit à Mont-Louis vers 1850. Pour sa part, Timothée Auclair affirme qu’en 1860 il y avait une vingtaine de familles venant de L’Islet, à l’exception de B. [Barthélémy] Robinson, qui était de Rimouski, F. [François] Lapointe et Pelchat, qui étaient de Beaumont13, installées à Mont-Louis.

Au sujet de Lapointe, le père Deschênes ajoute que François est venu ici en 1840, garçon. Jusqu’en 1848, il vint tous les printemps et remontaitl’automne, une pratique très répandue à laquelle Irénée a peut-être un temps souscrit avant de déménager pour de bon.

Manche-d’Épée

Comment ne pas se demander à quel point les récits de René l’ancien relatant avec une inévitable nostalgie ses exploits de jeune pêcheur dans le Nouveau Monde ont marqué l’imaginaire du garçon qui se décide enfin, à 43 ans, à déménager en Gaspésie avec femme et enfants? Comment se déroule la vie de la famille pendant les 15 ans où elle habite Mont-Louis? C’est un gros poste de pêche, mais pour emménager sur un lopin il faut s’en remettre à une autorité héritée du système féodal. La raison est qu’en 1850 le seigneur Donald Fraser avait fait arpenter son domaine, des deux côtés de la rivière, le partageant en lots de trois arpents de largeur; mais il se contentait de louer ces lots à raison de 17 livres et 10 chelins par an, touchant de plus sa rente, comme d’habitude14, ne laissant aucun espoir aux résidents de devenir propriétaire.

C’est bien connu que les hommes de la côte s’astreignent avec peine à l’agriculture et qu’ils préfèrent la pêche. Il y a lieu de croire qu’Irénée fait comme ses voisins jusqu’au jour où il prend la relève de Timothée Auclair qui a succédé à Barthélemy Robinson en devenant postillon, vraisemblablement en 1860. Un métier épuisant qui lui impose de franchir à pied par le chemin des grèves la majorité du parcours de 105 milles allant de Sainte-Anne-des-Monts à Gaspé.

Puis vient le moment où il décide d’arrêter et de s’installer là où il a découvert sa fameuse poignée d’épée. Pourquoi partir de Mont-Louis? Une conjecture plausible serait qu’il veuille se libérer de sa dépendance de locataire envers le seigneur Fraser et par la même occasion, ne plus retourner pêcher pour les entrepreneurs préférant vendre sa morue et celle des siens à l’un ou l’autre acheteur ratissant la côte. D’autant que la grève de galets dans l’anse leur fournit un bel espace où la sécher. Ses filles étant mariées, peut-être le couple voit-il là l’occasion de changer de vie une dernière fois?

Si l’on convient que le poste de pêche a été fondé en 1866, il est plus que probable que les premières installations sur le site remontent à 1865. C’est ce que l’on peut en déduire de la lettre de l’abbé Blais, datée du 1er février 1866, dans laquelle il écrit qu’il y a trois familles en deçà de la petite Madeleine dans un poste appelé pointe du « manche de l’Épée ».

La descendance

De tous les enfants Pelchat, parlons de ceux qui ont pris racine à Manche-d’Épée ou qui ont contribué par leur descendance à son peuplement.

Desneiges, née en 1841, se marie avec William-Guillaume Davis en 1861, puis le couple rejoint les parents de Desneiges en 1867 avec ses enfants dont leur fils Napoléon. Aux environs de 1880, ils déménagent à Montréal d’où ils ne reviendront pas à l’exception de Napoléon qui, avant 1900, est de retour au village avec sa femme Rose-Delima Duguay et leurs enfants, Régina et Louis dit Bébé. C’est du mariage de cette dernière et de Jean-Baptiste Pelchat, fils de Louis le frère de Desneiges, que naîtra l’une des plus fructueuses lignées dont voici certains noms : Marie-Reine, Irénée dit René, Florida, Julia, Jeannette, Robert, Alphéda et Lucille15. Louis Davis dit Bébé et sa femme Rachel Synett habitent le village jusqu’aux années 1940, mais aucun de leurs enfants ne s’y installe.

Louis Pelchat a 18 ans lorsqu’il contribue à la fondation du village. Trois ans plus tard, son mariage avec Geneviève Campion de Mont-Louis représente le premier cas d’un célibataire qui choisit de s’installer à demeure. En plus de Jean-Baptiste nommé plus haut, quatre de leurs six enfants vont se marier au village et cela donnera lieu à plusieurs lignées : Celina et Eugène Béland; Rose-de-Lima et Alfred Boucher; Joseph et Mélanie Boucher; Lumina et Michel Boucher. Les descendants des trois premiers mariages ont beaucoup compté dans le peuplement local.

L’histoire d’Antoine est différente, il ne sera ni pêcheur ni agriculteur, mais plutôt domestique à Mont-Louis. À 21 ans, il se marie avec Rose Fournier de Rivière-au-Renard. Ils ont trois enfants, Joséphine, Rose-de-Lima et Euloge. Rose décède à 25 ans et ses enfants sont confiés à la sœur d’Antoine, Marie-Célina, femme de Pierre Lemieux. Antoine se remarie, vit à Montréal et ne reviendra à Manche-d’Épée que pour y mourir. Son fils Euloge incarne l’enracinement de cette lignée. De son mariage avec Marie Bernatchez, qui deviendra une sage-femme réputée comme sa tante par alliance Marie Lemieux, naîtront 12 enfants dont certains comme Télesphore, Isidore ou Moïse ont marqué l’imaginaire local16.

Des personnages

On le voit, le récit qui commence à Les Biards et qui trouve son point de chute à Manche-d’Épée est celui de personnages qui mériteraient que l’on s’attarde plus longuement à raconter leur vie. Il y a bien sûr tous ceux dont il a été question et tous les autres qui sont leurs descendants et dont les aventures requerraient bien des paragraphes.

Ce René qui traverse l’Atlantique sur un morutier, qui affronte une attaque anglaise avant de se marier et de devenir agriculteur sur une terre lui appartenant en propre à Saint-Charles de Bellechasse, connaît une destinée mouvementée. Son petit-fils qui part de Beaumont avec sa famille faite ou presque à 43 ans, Angélique en a 42, pour recommencer sa vie quand le tiers seulement des personnes nées au milieu du 19e siècle atteint l’âge de 65 ans17, apparaît tout aussi déterminé. Et, après avoir vécu dans un village prospère comme Beaumont, voici que le couple pousse son destin encore plus loin en fondant, à respectivement 57 et 56 ans, un poste de pêche en compagnie de certains de leurs concitoyens de Bellechasse ayant comme eux choisi de prendre la direction de la Gaspésie. Difficile pour nous aujourd’hui d’imaginer leur vie quotidienne dans une maisonnette au bord de la mer, alors qu’ils sont éloignés de tout service et d’une activité sociale organisée, sans moyens de communication ni de transport. Comme on dépose des brindilles sur un tison, ils ont peu à peu amené des gens à affronter les défis et la misère, à se composer des espoirs, à garder la tête haute, à faire de leur poste de pêche un village qui, sur le tard, leur accorde une reconnaissance qui leur revient. Angélique décède le 28 mars 1877 à l’âge de 69 ans, Irénée lui survit jusqu’en 7 mars 1894, puis il meut à 87 ans.

Remerciements :

Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.

Notes et références

1. Lors de la préparation de cet article, j’ai notamment consulté les documents suivants :

1 Georges Dodeman, LES BIARDS Isigny Le Buat (consulté le 16 février 2018) http://histoire-isigny-le-buat65.over-blog.com/les-biards-isigny-le-buat.html

2 Pierre Provost complété et adapté par Bernard Quillivic, « Les derniers passagers de Granville pour Gaspé », et d’autres articles sur ce site. (consulté le 16 février 2018) http://www.migrations.fr/Derniers%20Passagers.htm

3 Mario Mimeault, « Michel Mahiet et la pêche côtière au Mont-Louis 1744-1759 » dans Gaspésie, janvier-juin 1979, no 66, p.4-18.

4 Mario Mimeault, « La déportation de Gaspé » dans Gaspésie, juillet-septembre 1983, vol XXI, no 3 (83), p. 40-49.

5 Ginette Benoit, Histoire de nos ancêtres, non publié, 2016, 100 pages. Je remercie l’auteure de m’avoir transmis son texte.

6 Laurette Fournier, Les descendants de René Pelchat arrivé au Québec en 1752, septembre 2000, non publié. Je remercie l’auteure de m’avoir transmis son arbre généalogique (voir album photo).

7 Généalogie du Québec et d’Amérique française, http://www.nosorigines.qc.ca/genealogie.aspx?lng=fr

8 Roland Provost (sous la supervision de), Répertoires, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M. Les tomes 1 à 11 de ces répertoires généalogiques ont été publiés entre 1990 et 1993, les 12 et 13 en 1996.

9 La société historique de Bellechasse (consulté le 16 février 2018) http://www.shbellechasse.com/index.html

2. Pierre Loti, Pêcheur d’Islande(consulté le 16 février 2018), https://www.babelio.com/livres/Loti-Pecheur-dIslande/8240

3. Les Biards (consulté le 16 février 2018) https://www.wikimanche.fr/Les_Biards

4. Georges Dodeman, LES BIARDS Isigny Le Buat, op.cit.

5. Nicolas Montard, « L’histoire secrète de vos noms de famille» dans Ouest France, 18 avril 2018. Seulement 1,6 % des 1,4 million de noms de famille rassemble plus de 500 porteurs.

6. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999),Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p.141.

7. Mario Mimeault, « La déportation de Gaspé », op.cit., p.42.

8. Le Rapport de l’Archiviste de la province de Québec 1951-1952, BAnQ, pages 3-159. (consulté le 16 février 2018)
http://collections2.banq.qc.ca/jrn03/rapportarchiviste/src/1951/52334_08_0003.pdf 

9. Op. cit., p. 137.

10. Hervé Gauthier et coll. (1998), D’une génération à l’autre : évolution des conditions de vie, Québec, BSQ, volume II, p. 30. (consulté le 16 février 2018) http://www.bdso.gouv.qc.ca/docs-ken/multimedia/PB01614FR_Generation_vol21998H00F10.pdf

11. Ce chapitre est essentiellement inspiré des renseignements trouvés sur ce site. (consulté le 16 février 2018) http://associationdesdrouin.host56.com/drouin.html

12. Roland Provost (1989), Tricentenaire des seigneuries gaspésiennes concédées à Denis Riverin, album-souvenir 1688-1988, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M., non paginé. Ces notes sont à la page intitulée Le Manche-d’Épée dans ce document non paginé.

13. Timothée Auclair, « Gaspé-Nord en 1860 », Revue d’histoire de la Gaspésie, vol II, no1, janvier-mars 1964, p. 19. Cet article a d’abord été publié par La Presse,en février 1923.

14. Antoine Bernard (1931), La Gaspésie au soleil, Maison Alfred Mame et fils, Tours, seconde édition, p. 290. Il rapporte les paroles de Timothée Auclair.

15. Les 14 enfants du couple sont : Henri (1907), Marie-Reine (1909), Irénée (1910), Florida (1912), Alma (1913), Régis Honoré (1914), Julia (1915), Eugène Régis (1918), Jeannette (1919), Robert (1921), Simone (1923) Alphéda (1924), Jean-Paul (1927), Lucille (1929). Je remercie Laurette Fournier de m’avoir transmis la généalogie de la famille.

16. Les 12 enfants du couple sont : Télesphore (1902), Antoine-Irénée (1903), Délima-Vitaline (1905), Isidore (1907), Julie-Mélina (1909), Euloge (1911), Moïse (1915), Louis-Ernest (1918), Antoine-Alphonse (1920), Rose-Anna (1921), Délima (1923), Rose-Aline (1927).

17. Hervé Gauthier et coll. (1998), op. cit.,p. 35

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