Les Boucher

Publié le 7 mai 2021 - Dernière modification le 7 mai 2021.

Tous les Boucher de Manche-d’Épée descendent de Marin et de sa femme en secondes noces, Perrine Mallet, venus de Saint-Langis-lès-Mortagne, un village de l’ancienne province du Perche en Normandie. Ils arrivent en Nouvelle-France en 1635, à un moment charnière dans le peuplement de la colonie ; l’année 1635 est aussi celle de la mort de Champlain. Ils s’établissent à Château-Richer. La première génération née sur place n’hésite pas elle non plus à vivre l’aventure : Pierre dit Pitoche choisit, à compter de 1693, de déménager à Rivière-Ouelle où les Boucher jouent un rôle actif et prennent racine. Puis un jour, entre 1836 et 1838, un descendant de la lignée de Pitoche, prénommé Joseph, marié à Scolastique Bérubé, décide de suivre le cours du fleuve pour s’installer à Percé et y devenir pêcheur. Trois membres de cette famille, reconnue plus tard parmi celles qui ont contribué à la relance de Mont-Louis, donnent naissance à diverses branches au sein desquelles nous retrouvons des pionniers du village.

Marin le Percheron

L’histoire de Marin Boucher et de sa descendance se poursuit depuis plus de 430 ans. Le récit de la vie de l’ancêtre et des siens est abondamment commenté, bien que dans la durée certains faits et certaines dates demeurent forcément un peu flous ou contradictoires selon les auteurs1. Par conséquent, j’ai tenté d’établir la meilleure synthèse à mes yeux.

Marin est né en 1587 ou en 1589 à Mortagne-au-Perche, ancienne capitale de la province ; certaines sources donnent plutôt Soligny-la-Trappe, à quinze kilomètres au nord de Mortagne. Le 7 février 1611, il épouse Julienne Baril, à Saint-Jean-de-Mortagne, mais le couple vit à Saint-Langis-lès-Mortagne, un bourg qui se trouve à un quart d’heure à pied au sud-ouest du chef-lieu. Marin et Julienne ont sept enfants ; une fille meurt en bas âge en 1620. Malheureusement, le 15 décembre 1627, Julienne meurt aussi laissant le père avec six orphelins dont un seul, François, survivra.

Le 29 mars 1629, Marin épouse en secondes noces Perrine Mallet, née à Courgeoût, dans l’Orne, qui se trouve à environ 6 kilomètres à l’ouest de Mortagne. À ce moment-là, Perrine a 25 ans et son mari en a 42. Le 29 août 1630 naît leur premier fils nommé Louis-Marin, naissance suivie en février 1633 de celle d’un autre garçon qui s’appellera Jean-Galleran.

Marin occupe les métiers de maçon et de charpentier ; il aurait, croit-on, collaboré vers 1610 à la reconstruction de l’église du village détruite en 1595 lors des guerres de religion.

Mortagne-au-Perche

Puisque le nom de Marin y est associé, parlons en premier de Mortagne-au-Perche souvent qualifié, selon l’expression populaire reprise dans les dépliants touristiques, du « plus beau bourg de France ». Les origines de son nom ne sont pas clairement établies et même si la tradition semble privilégier l’origine Mauritania, indiquant la présence d’une garnison romaine à l’époque du Bas-Empire, une légende tenace l’attribue, quant à elle, au vocable Morte-agne signifiant morte-eau en langue romane2. Selon la première hypothèse, cela lui donnerait l’âge respectable de plus de 1500 ans et, dans l’autre, correspondrait au fait que, construite sur la montagne, une colline en réalité, l’eau serait venue à lui manquer. Des experts répliquent que cela est dénué de sens, un reproche que l’on fait souvent aux légendes qui reposent toujours sur un fond de vérité.

Comme partout en Europe, l’histoire de Mortagne est intimement associée à des querelles de territoire entre des nobles voulant étendre leur influence. Du fait de son positionnement en hauteur, la ville était entourée de fossés et protégée par deux enceintes qui facilitaient sa défense, l’an mil étant particulièrement marqué par ces batailles de seigneurs. L’autre épisode turbulent que Mortagne a traversé précède de peu la naissance de Marin et se rapporte aux guerres de religion : en 1562, les protestants s’emparent de la ville qui tombe aux mains des huguenots. Durant les troubles de la Ligue [catholique], Mortagne est, dans l’espace de trois ans et demi, prise, reprise et pillée par les partisans des deux camps3. Les dernières batailles se terminent vers 1595 lorsque l’église de Saint-Langis est en partie détruite et elles cessent temporairement avec la promulgation de l’édit de Nantes, en 1598.

À combien évalue-t-on la population de la ville à cette date ? Cela n’est pas dit, mais nous savons que le recensement de1793 dénombre 6396 habitants. Et depuis, ce nombre a fluctué, en général à la baisse, pour en arriver à 3818 habitants en 2017.

Saint-Langis-lès-Mortagne

En sinuant sur et au creux des vallons, la route parcourt un joli paysage où se révèle enfin Mortagne, une commune d’une grande richesse patrimoniale. Puis, en parcourant la campagne agricole vers le sud, un petit village est bientôt en vue, celui de Saint-Langis-lès-Mortagne, autrement dit près de Mortagne, que l’on découvre en allant dans la direction de son clocher, là où habitent 911 personnes (2017). Il semble bien que sa population fût à moitié moins nombreuse à l’époque de Marin. Pour marquer le souvenir de son réputé citoyen, son nom apparaît sur le panneau d’information touristique et sa maison est identifiée sur le plan du village : il habitait le lieu-dit de La Barre, à un kilomètre au sud de l’agglomération, une maison mitoyenne de pierres bâtie dans un vaste champ. La maison aurait appartenu à un monsieur Barre, ancêtre de Julienne Baril, sa première femme, d’où le nom de La Barre. Elle existerait depuis le début du 16e siècle environ et elle est toujours habitée.

À vivre dans un si beau pays, on peut se demander pourquoi tant de Percherons comme Marin ont décidé de vendre leurs biens et de partir vers l’inconnu. Certains voudraient que l’on attribue avant tout leur choix à leur esprit d’aventure, esprit qu’il fallait de toute manière posséder pour décider de tout abandonner. Toutefois, trois facteurs sembleraient prédominer dans leur choix : les soubresauts des guerres de religion sont encore présents dans les mémoires, et [d]e ces troubles la campagne sortait « horriblement ravagée et pillée » ; tyranneaux locaux, gens de guerre et huguenots avaient eu la main lourde4, ce qui poussait le peuple à la révolte. Quant à l’esprit d’aventure, il vient sans doute plus vite à soi lorsque l’adversité prend le visage du collecteur royal, ce qui a pour résultat que nous voyons le paysan, déjà aux prises avec la météorologie et son seigneur, lutter pied à pied, quotidiennement, par ruse ou par force, contre l’impôt sous toutes ses formes5, sans oublier la maladie qui endeuille la misère.

C’est dans ce contexte de grande pauvreté et d’affrontement que le Perche, plus qu’aucune autre ancienne province française, contribue largement au peuplement en ces débuts de la colonie.

Robert Giffard recrute

La Compagnie des Cent associés, créée en 1627, dont nous avons vitement vu le nom passer dans nos manuels d’histoire, a reçu du roi le mandat de commercer, notamment des fourrures, à la condition qu’elle s’engage à contribuer au peuplement de la Nouvelle-France. Au lendemain de la prise de Québec par les frères Kirke, occupation qui dura de 1629 à 1632, tout était à recommencer ou presque. Pour des raisons en partie économiques, la Compagnie désorganisée après cette interruption décide de sous-traiter le peuplement avec des particuliers ; elle accorde la seigneurie de Beauport à Robert Giffard en échange de son engagement à trouver des colons. En effet, dès 1628, cet apothicaire qui avait, paraît-il, déjà séjourné quelque six années à Québec se préparait à implanter son entreprise lorsque le navire sur lequel il voyageait a été intercepté par les Anglais. Rentré en France l’année suivante, il consacre son temps à convaincre des gens du Perche, de Tourouvre où il habite, à émigrer en Nouvelle-France. Parmi les familles recrutées par Giffard apparaissent celles de Marin et de Gaspard Boucher. Giffard part pour Québec en 1634 avec un premier contingent d’engagés.

Le départ

Les préparatifs des Boucher se font quant à eux au printemps de 1635. En leur qualité d’engagés, ils ont été recrutés par Giffard, mais leurs familles comme les autres qui partent cette année-là ne peuvent plus se voir attribuer de concession sur sa seigneurie de Beauport. Dans son emportement qui reposait sur des promesses d’investissement non tenues, Giffard a recruté plus d’hommes qu’il n’a finalement le moyen d’en payer. Il doit se limiter à ceux qui se sont embarqués avec lui à Dieppe l’année précédente. À Québec, les Boucher feront preuve de débrouillardise pour réorganiser leur vie.

Les engagés qui quittent le Perche en 1635 sont, à ce qu’il semble, au nombre de sept, mais cela ne constitue pas l’ensemble des voyageurs puisque certains pionniers comme Marin partent avec les leurs, ce qui dans son cas représente cinq personnes : sa femme Perrine et ses trois fils, François qui a 17 ans et les deux petits Louis-Marin et Jean-Galleran. Son parent Gaspard et les siens en font sept de plus.

On raconte que [s]ur la place de l’église les lourdes charrettes chargées de provisions attendent le signal du départ6. Il faudra traverser la Normandie jusqu’à Dieppe sur une distance de 180 kilomètres. C’est en raison d’un incident relatif à ce départ que la nature des liens entre Marin et Gaspard Boucher est connue : au moment de trouver une voiture pour transporter ses meubles, Gaspard s’en remet à Thomas Giroust qui lui offre de les prendre avec les siens. Marin et d’autres voyageurs ont vu les biens de Gaspard avec ceux de Giroust, mais voilà qu’arrivé à destination, ce dernier prétend qu’ils sont sa propriété. Appelé à témoigner pour établir la vérité, on rapporte que Marin se souvient avoir vu les meubles qui appartiennent à ledict Gaspard Boucher duquel il est parent7 dans le transport de Giroust. C’est là la seule indication de cette parenté que ne révèle par ailleurs aucune généalogie.

Voilà qu’on arrive enfin au port de Dieppe où de multiples voiliers balancent leurs mâts et où tout un peuple s’affaire, préparant les lointaines randonnées8. Pour plusieurs de ces Percherons, c’est fort probablement la première fois qu’ils voient la mer et ses bateaux. La flottille sur laquelle ils s’embarquent est composée de huit vaisseaux et elle est commandée par le sieur Duplessis-Bochart ; six d’entre eux partent à destination de Tadoussac, les autres de l’Acadie. La navigation d’alors présente de pénibles conditions à bord : des cabines étroites, le manque d’eau et de nourriture, des vagues considérables pour ces petits navires sous des vents violents avec des banquises qui dérivent à proximité en plein océan. Il ne faut pas oublier de dire que le long des côtes, au sortir de la Manche, rôdent des pirates aux mains desquels il vaut mieux éviter de tomber. Au terme d’une longue traversée, Marin et sa famille arrivent à Québec au début juillet où ils sont, comme leurs compagnons de voyage, accueillis par Champlain.

Un peuplement qui va au ralenti

Lorsque Marin arrive à Québec il retrouve plusieurs Percherons, à commencer par Giffard, ainsi qu’une quarantaine de colons venus avec celui-ci l’année précédente. Ces engagés, ce sont Zacharie Cloutier, Jean Guyon et d’autres qui se nomment Dupont, Grouvel, Langlois, Bouchard, Gagnon, Mercier, Pelletier ou Bellenger, et en particulier Robert Drouin dont je reparlerai plus loin.

La date de 1635 nous interpelle aussi parce qu’elle correspond, à une année près, au centenaire du premier voyage de Jacques Cartier ; le 24 juillet 1534, le navigateur avait planté une croix à Gaspé au nom de François Ier pour le compte duquel il est en mission d’exploration. Accordons-nous le temps d’un bref détour historique pour mieux évaluer le contexte de l’installation de la famille Boucher à Québec. Le geste politique de Cartier signifie la prise de possession du territoire malgré la réprobation de ses habitants d’alors, les Iroquoiens9. Les autochtones résistent à cette démonstration symbolique : le Français rapporte, parlant de leur chef, qu’il nous fit vne grande harangue, nous monstrant ladite croix et faisant le signe de la croix auec deux doydz, et puis nous monstroit la terre tant à l’entour de nous, comme s’il eust voullu dire que la terre estoit à luy, et que nous nous ne deuyons pas planter ladite croix sans son congé10. L’explorateur est tout à fait conscient du caractère offensant de son geste. Ces autochtones ont côtoyé ou encore fait du troc avec les compatriotes du navigateur : le récit du premier voyage de Jacques Cartier témoigne que les pêcheurs avaient déjà pénétré dans le golfe Saint-Laurent11 depuis le début du 16e siècle au moins, sans que ceux-ci manifestent l’intention de s’approprier leur territoire. Ce 24 juillet représente l’amorce, à son tout premier jour, de ce qui deviendra l’empire colonial français.

Ces voyages estivaux effectués à des fins commerciales, soit la pêche, ne visaient pas le peuplement du territoire désormais mis sous croix dans le dessein de se l’approprier ; ils se sont en effet poursuivis pendant le siècle qui sépare le voyage de Cartier de la venue de l’ancêtre Boucher. Il demeure difficile de fournir un estimé précis du nombre de travailleurs saisonniers qui sont passés sur la côte atlantique, en particulier en Gaspésie, pour faire la pêche à la morue ou encore la traite des pelleteries pendant cette période. Étant donné que la pêche à terre requérait des équipages plus nombreux que celle à bord des bateaux mouillant sur les bancs, nous ne croyons pas abusif de suggérer le voyage annuel, à partir des ports français, de quelque cinq mille à six mille pêcheurs et chasseurs de baleines12. Sur cette base, les historiens croient qu’il n’est pas invraisemblable d’écrire que plusieurs dizaines (ou même centaines) de milliers de Picards, Normands, Bretons, Poitevins, Aunisiens, Saintongeais, Guyennais, Gascons et Basques, avaient déjà séjourné en Nouvelle-France quand Champlain y vint13, des séjours qui se poursuivent encore pendant des décennies en même temps que le peuplement prend forme autour de Québec. Rappelons-nous que l’ancêtre des Pelchat est venu de Les Biards en 1752 sur un morutier parti du port normand de Granville en compagnie de pêcheurs qui sont rentrés chez eux à la fin de l’été.

La France étant engagée tout au long du 16e siècle dans des guerres contre ses voisins, en même temps qu’elle est aux prises avec ses guerres de religion, il ne lui restait que peu de temps et d’argent à investir dans son projet de colonie. D’autant que son souhait au départ était d’en retirer des richesses comme les Espagnols rapportaient de l’or d’Amérique du Sud. La seule tentative prétendument sérieuse est celle de Roberval en 1542-43, qui échoue comme un sommet de maladresse et d’inorganisation. L’autre moitié du siècle se passe sans qu’on s’intéresse à ces terres qu’il reste à démystifier.

Champlain, la naissance de l’Amérique française

Pour aller au plus court, disons que l’occupation continue du territoire débute en vérité avec Champlain ; il arrive à Québec le 3 juillet 1608 et il cherche un endroit où construire un petit fort qu’il nomme l’habitation. Pendant les années suivantes, il noue des relations avec les autochtones et explore le pays. Grâce à son ouverture d’esprit, la colonisation française, dans ses relations avec les habitants du territoire, est d’une intelligence supérieure à celle que n’ont su démontrer ni les Anglais, ni les Portugais et encore moins les Espagnols.

En 1617, Louis Hébert, qui demeure dans l’histoire comme le premier occupant à se consacrer à l’agriculture, s’installe dans cet embryon de colonie qui stagne ; en 1620, quelques colons s’ajoutent, mais les relations sont difficiles avec les commerçants, les coureurs des bois et les missionnaires. Afin d’illustrer la lenteur des choses, notons qu’une soixantaine de personnes seulement, dont des femmes et des enfants, hibernent à Québec en 1620–2114. Les tensions sont toujours présentes entre ceux qui s’intéressent au commerce des pelleteries et les autres qui pensent au peuplement. En 1624, Champlain tire des plans pour rénover et agrandir l’habitation, puis il regagne la France. À son retour en 1626, il est déçu du peu d’avancement des travaux. De plus, il apprend la mort de Louis Hébert par suite d’une vilaine chute au cours de l’hiver.

Une stratégie différente est ensuite arrêtée : en 1627, Richelieu met sur pied une nouvelle compagnie formée de cent associés qui reçoit tout le territoire compris entre la Floride et le cercle arctique, de Terre-Neuve aux Grands Lacs15. Cette compagnie a le monopole de la traite des fourrures à compter de 1628, en échange de quoi elle s’oblige à envoyer en Nouvelle-France deux à trois cents personnes de tous les métiers au cours des deux premières années et à augmenter le nombre jusqu’à quatre mille de l’un et l’autre sexe dans les 15 ans16 à venir, soit jusqu’en 1643. En avril 1628, la compagnie a réussi son recrutement, quatre cents personnes quittent le port de Dieppe, sauf que les Anglais, les frères Kirke, leur bloquent l’arrivée à Québec. Ces derniers font quelques prisonniers et autorisent les autres à retourner en France. Ils somment ensuite Champlain de se rendre et d’abandonner l’habitation. Devant son refus, les Kirke lèvent l’ancre, sauf que l’hiver sera difficile pour la centaine de personnes qui restent, car elles n’ont pas reçu de ravitaillement.

En juillet 1629, les Kirke sont de retour, bien décidés cette fois à prendre possession des lieux. Inévitablement, le tout se termine par la reddition et le départ de Champlain ; Robert Giffard l’accompagne, lui qui était arrivé l’année précédente fort de nombreux projets et disposant de ressources pour prospérer dans la colonie. Tout est à refaire.

Les Boucher s’installent

De nombreux historiens, depuis des siècles, ont essayé d’établir avec précision l’année de l’arrivée de Marin à Québec. Ceux qui prétendent qu’il est arrivé en 1634 avec son fils François prétendent aussi qu’ils seraient retournés au Perche à l’automne pour revenir l’année suivante avec le reste de la famille. Les autres, plus enclins à penser que Marin est arrivé en 1635, se fondent sur des arguments de nature économique, soit le fait que Robert Giffard n’ait pu tenir tous les engagements qu’il avait pris avant la défection de ses financiers. Mais comme Marin avait décidé de quitter la France et de vendre ses biens, aussi bien que son parent Gaspard, il se doit dès lors de se trouver un autre employeur. C’est ce qui explique que Marin soit recruté par Champlain à son arrivée, alors que Gaspard l’est par les Jésuites. Quand ils débarquent, la colonie compte environ 300 habitants.

Dure année 1634

Mais avant de poursuivre, je crois important de soulever un autre facteur qui expliquerait pourquoi Marin n’est venu à Québec qu’en 1635, un facteur de nature familiale qui ne semble être évoqué nulle part. Nous avons vu à quel point le peuple est harcelé par les collecteurs d’impôts de tout acabit ; des pétitions venant des paroisses réclament la modération et de 1636 à 1639, les motifs les plus fréquemment allégués sont la « peste et la maladye contagieuse »17 en introduction d’une longue litanie de malheurs. Il faut bien prendre la mesure de la conjoncture à défaut de posséder des données précises sur Mortagne. Les guerres, la pauvreté et la malnutrition créent des conditions négatives avec pour résultat que l’état physiologique des populations les expose de plein fouet aux ravages des maladies infectieuses18 en des lieux où la mortalité infantile est déjà élevée.

Lorsque nous lisons comme une banalité statistique que six des sept enfants nés du premier mariage de Marin avec Julienne Baril décèdent, il faut regarder de plus près à quoi cela correspond : Jehan né en 1613 meurt le 21 septembre 1617 à quatre ans et Louise, née le 15 août 1615 meurt le lendemain, le 22 septembre 1617, à deux ans. Maintenant, effectuons un saut de 17 ans dans le temps et examinons ce qu’il se produit alors : Marie, neuf ans, Charlotte 12 ans et Nicole 23 ans décèdent en ou vers l’année 1634 à des dates qui ne sont pas précisées19. Il est plus que vraisemblable que ces décès, qui se produisent en séquence, soient causés par une maladie infectieuse qui dégénère en épidémie. Par exemple, nous savons que la redoutable peste touche la France à trois grandes reprises, en 1600–1616 (300 000 à 400 000 morts), en 1617 à 1642 (plus de 2 millions de morts) et de 1647–1658 (500 000 décès)20 sans négliger la présence du paludisme, de la typhoïde, du typhus, de la dysenterie et de nombreuses fièvres.

Marin, qui perd trois de ses filles en 1634, est à l’évidence un père fortement éploré. Nous ne sommes plus au Moyen Âge quand les pères avaient la réputation d’être fermés ou indifférents aux réalités de la famille. Depuis le 16e siècle, l’éducation des enfants et les rapports père/enfant se modifient de façon importante21, la société et la religion voient le père comme guide, éducateur, homme tendre22. Pourquoi Marin n’aurait-il pas correspondu à ce profil ? Comment alors l’imaginer, au début du printemps de1634, se rendre dans le port de Dieppe pour respecter de putatifs engagements contractuels avec Giffard quand la situation était à ce point éprouvante chez lui ?

Une nouvelle vie

À leur arrivée, Marin et famille sont logés au fort Saint-Louis, qui est l’ancienne Habitation ; Marin met à profit son expertise de charpentier et de maçon à disposition de son employeur. Ce logement ne correspondant pas à ce qu’il venait faire au pays, Champlain lui concède une exploitation agricole de trois arpents de front sur la rivière Saint-Charles qui se trouve sur les terres abandonnées par les Récollets à l’arrivée des Anglais.

Alors âgés respectivement de 48 et 31 ans, Marin et Perrine tournent la page sur leurs malheurs et commencent une nouvelle vie dans un environnement tout à l’opposé de la civilisation d’où ils proviennent, ce qui ne veut pas dire pour autant que la Nouvelle-France est très calme : les dissensions au sein de la colonie et les affrontements avec les Iroquois créent des tensions.

Au service de Champlain, on peut supposer que Marin voit comme les autres la santé du fondateur décliner. En octobre 1635, ce dernier est atteint de paralysie. Le 17 novembre, il signe son testament et le 25 décembre, il meurt à l’âge de 65 ans, en présence du jésuite Charles Lallemant.

De quelle nature, de quelles sympathie ou cordialité était faite la relation entre les deux hommes ? Faut-il voir là matière à conclure ? Toujours est-il que dans son testament Champlain écrit : je donne à Marin, maçon, demeurant vers la maison des Récollets, le dernier habit que j’ai fait faire de l’étoffe que j’ai prise au magasin23.

Château-Richer

Cet épisode révolu, la famille s’agrandit, il fallait s’y attendre : en 1636 naît une fille, Françoise. Moins de trois ans plus tard, Pierre dit Pitoche, l’ancêtre de la lignée à laquelle appartiennent les Boucher d’ici, vient au monde le 13 février 1639. Son acte de naissance dans les registres de la paroisse Notre-Dame de Québec montre que sa marraine est Hélène Martin fille d’Abraham Martin dit l’Écossais (parce qu’il aurait résidé sur la rue de l’Écosse à Dieppe), l’agriculteur qui a donné son nom aux célèbres plaines situées au cœur de la ville de Québec. Une deuxième fille voit le jour en août 1641, que l’on prénomme Madeleine ; le parrain de cette enfant est Zacharie Cloutier dont la propre fille, Marie-Anne, a épousé en premières noces le briquetier Robert Drouin. La relation entre ce Drouin et Manche-d’Épée, tient au fait qu’Angélique Drouin, fondatrice du village avec son mari René dit Irénée Pelchat, descend du mariage en secondes noces de Robert avec Marie Chapelier.

Ces rencontres entre compatriotes offraient, peu s’en faut, l’occasion de patoiser en percheron. D’ailleurs, parmi tous les dialectes parlés par les immigrants, plusieurs présentent […] un très grand degré de parenté avec le français24, qui est alors le dialecte de la région Île-de-France, où se situe Paris, et sans doute parlé à titre de langue seconde par la majorité des colons ; cela favorise un processus de fusion, les uns et les autres laissant des mots dans le corpus commun sans que disparaissent pour autant les accents et les prononciations qui ont façonné le français parlé au Québec. Il n’y a qu’à consulter un glossaire du vocabulaire percheron pour reconnaître tous les mots que nous utilisons toujours, nous les descendants. Voilà qui expliquerait comment le français est devenu dès le début la langue commune en Nouvelle-France.

Marin et Perrine auront deux autres enfants, Marie, née en 1644, et Guillaume, en 1647. Entre-temps, Marin s’est entendu avec son beau-frère Thomas Hayot, mari de sa sœur Jeanne, arrivés en 1638, pour exploiter conjointement la ferme du domaine des Jésuites à Beauport. En 1646, les deux fermiers se séparent. En juin 1650, Marin acquiert du breton Olivier Le Tardif huit arpents et six perches de terre de front sur une lieue et demie de profondeur à partir du fleuve au sud-ouest de Château-Richer ; il occupait cette terre depuis au moins 1641, puisqu’elle figure sur la carte Bourdon25, carte qui détaille l’occupation des subdivisions du territoire entre Québec et Cap-Tourmente. Ce vaste domaine, il le partage entre les membres de sa famille au fil des ans. En ses fonctions de maçon, Marin joue un rôle important dans la fondation de Beauport, car une partie des travaux de construction lui est attribuée. Château-Richer représente le point de départ de la descendance de sa famille.

Marin décède à 84 ans, le 25 mars 1671, à Château-Richer. Perrine lui survit pendant seize ans et elle est inhumée à 83 ans le 25 août 1687 à Québec.

Pierre, celui de Boucherville

Avant que ne naisse Pierre, fils de Marin et de Perrine, en 1639, un autre garçon du même nom habite la colonie depuis 1635 : il s’agit du fils de Gaspard, né en 1622. Celui-ci a donc 17 ans lorsque son homonyme voit le jour ; il est l’élève des jésuites et il vit chez les Hurons dans le but d’apprendre leurs coutumes et les langues autochtones. Il deviendra ce que l’on appelle un truchement, autrement dit un interprète. Sa première femme est d’ailleurs une Huronne décédée lors d’un accouchement. Déjà, adolescent, on le disait très intelligent, doué d’un sens aigu de l’observation26. D’autres compliments de cette nature jalonnent sa biographie.

En 1644, Pierre Boucher, l’aîné des deux, assiste à des pourparlers de paix avec les Iroquois qui ont en leur compagnie Guillaume Couture, explorateur qu’ils ont fait prisonnier en 1642 en même temps que les pères Goupil et Jogues, que l’on croyait mort. Rappelons, par un retour sur l’histoire des Fournier, que ce Couture est l’ancêtre de Louise et de Victoire qui sont les mères des deux lignées de cette famille fondatrice du village. À 23 ans, Pierre est nommé gouverneur de Trois-Rivières. Très intimement associé à la vie politique de la colonie, il est désigné en 1661 comme ambassadeur auprès du jeune Louis XIV et de Colbert. Il trace pour eux un portrait enthousiaste de la Nouvelle-France et il leur fournit une description détaillée du mode de vie de ses habitants, de sa flore et sa faune. À la demande de ses interlocuteurs, il consigne son exposé dans un livre intitulé Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada. Publié à Paris en 1664, ce livre de 168 pages, rédigé dans le français de son temps, constitue la première histoire du pays et il s’avère aussi un prospectus ayant pour objectif de convaincre les gens d’immigrer.

Le 24 janvier 1664, le gouverneur, M. de Lauson, accorde à Pierre Boucher une immense concession sur le haut du fleuve Saint-Laurent en même temps qu’il reçoit de Louis XIV ses lettres de noblesse. C’est en 1668 qu’il s’installe dans sa seigneurie de Boucherville. Marié à Jeanne Crevier en secondes noces, le couple aura 15 enfants. À compter de cette époque, leur patronyme devient Boucher de Boucherville et il connaîtra ensuite plusieurs variantes. Certains de leurs descendants ont su se signaler à plusieurs titres dont un, sir Charles-Eugène Boucher de Boucherville qui a été premier ministre du Québec de 1874 à 1878 et de 1891 à 1892.

Pierre Boucher décède en 1717 à l’âge de 94 ans. Sa mémoire est notamment commémorée par la présence d’une sculpture le représentant devant le parlement de Québec. Mortagne-au-Perche se souvient de lui, un vitrail de l’église raconte son histoire, une rue porte son nom et la ville est jumelée avec Boucherville.

Pierre dit Pitoche

Pourquoi donne-t-on à l’ancêtre Pierre le surnom de Pitoche ? Est-ce une manière de le distinguer du fils de Gaspard, puisqu’ils sont les seuls alors (mais de nombreux autres viendront) à porter ce nom à Québec ? Quelle est la signification de pitoche ? Je croyais la trouver dans le Trésor du parler percheron, sauf que le mot n’y est pas. Peut-être est-ce un néologisme se rapprochant de mots tels petiot, mioche ou pitchoune employés pour désigner les enfants ? Il existe aussi piton et pitoche, mais ici ce dernier est au féminin. Un glossaire des patois et parlers de l’Anjou donne pitoche comme un dérivé du patois « patouiller » et du français « patte ». Peut-être avait-on l’intuition qu’il aurait la bougeotte, comme on le verra ?

Pierre est le premier fils né en Nouvelle-France de Marin et de Perrine, au moment où la famille exploite la ferme des jésuites à Beauport. Ce milieu agricole l’encourage-t-il à apprendre comme il le fera le métier de charron pour répondre aux besoins en chariots et charrettes ? Il aime les déplacements. Toute sa vie, il effectuera plusieurs transactions pour acquérir et vendre des terres. Déjà, en avril 1662, il achète une concession dont le propriétaire, dit-on, préférait pêcher l’anguille plutôt que défricher. Voici un résumé de l’entente qui reflète les valeurs de l’époque : la terre, il la céda à Pierre Boucher pour la somme de cent livres tournois, payable à la mi-mai en castors ou en billets valables. Advenant qu’il ne puisse être en mesure d’effectuer son paiement, Pierre Boucher s’engageait alors à livrer un jeune bœuf, âgé de trois ans, de poil rouge et blanc, dont la valeur estimée serait déduite de la somme de cent livres. L’équipement de pêche, qui se trouvait sur la concession, était également inclus dans la vente27. Pitoche acquiert cette habitation en prévision de l’occuper avec sa femme. En effet, un an plus tard, le 4 avril 1663, à l’âge de 24 ans, il épouse à Château-Richer, où il a été baptisé, Marie Saint-Denis venue de Dieppe avec ses parents alors qu’elle avait 11 ans ; elle a 16 ans lorsqu’elle se marie.

Les époux Pierre et Marie auront une famille nombreuse selon la tradition observée dans la colonie : le couple aura douze enfants, mais aucun d’eux ne naîtra sur la terre achetée en avril 1662, puisque Pierre l’avait déjà revendue deux mois plus tard, à trois fois le prix payé. Leur premier enfant, une fille prénommée Barbe, naît en décembre 1663 à Château-Richer. Entre-temps, soit le 3 septembre de la même année, il alla prendre une terre à Sainte-Famille de l’île d’Orléans. Cette habitation où il y avait trois arpents en culture en 166728 sera sienne pendant environ 15 ans. Là, après le décès prématuré de deux enfants, surviennent trois autres naissances, dont celle d’un garçon nommé Pierre comme son père, le 4 mai 1673 ; retenons tout de suite qu’il est le prochain ascendant de la lignée que l’on suivra jusqu’à Manche-d’Épée, même si cela peut paraître encore lointain. Une autre fille naît à Sainte-Famille. Puis, par suite d’un échange de terres avec son beau-père, Pierre Saint-Denis, la famille revient à Château-Richer où elle enregistre les actes de naissance de cinq enfants entre 1679 et 1692. Ainsi se termine un épisode dans la vie de Pierre dit Pitoche.

À cette date, Pierre a 53 ans et Marie en a 45. L’instabilité courante à l’époque impose à la famille un dernier déplacement.

Rivière-Ouelle

En 1672, Jean Talon concède sur le bord du fleuve de chaque côté de la rivière Ouelle un fief appelé la seigneurie de La Bouteillerie. Parmi les premiers censitaires se trouve Jean-Galleran Boucher, de six ans plus vieux que son frère Pierre, et d’autres aux patronymes familiers comme Lévesque, Bouchard, puis Damien Bérubé et plus tard Ouellet. Cette destination nous intéresse avant tout parce que la famille de Pitoche se prépare à s’y installer. La nouvelle étape a commencé au moment où, devant le notaire Jacob, le 22 janvier 1693, Nicolas Huot-St-Laurent cédait à Pierre Boucher une terre de treize arpents de largeur partie sur le fleuve St-Laurent et partie sur la rivière Ouelle, entre Robert Lévesque et Pierre Dancosse. En échange Pierre Boucher cédait à Nicolas Huot ses deux arpents de font au Château-Richer […] acquis de Pierre St-Denis le 27 février 168129.

Deux de ses filles sont déjà mariées quand survient le déménagement à Rivière-Ouelle ; l’événement est suivi de six autres célébrations dans la fratrie, dont le mariage de trois sœurs avec trois frères Dubé. Mais, la première de ces unions est celle de Pierre, le fils né à l’île d’Orléans, avec Madeleine Dancosse (Dancause) le 4 février 1697. Madeleine est la fille de leur voisin, l’un des premiers censitaires, et elle deviendra du fait de son mariage l’ancêtre de la lignée que nous suivons.

Le parcours du père de la mariée mérite qu’on y porte attention. Prénommé Pierre lui aussi, il s’est engagé à La Rochelle en 1662 à l’âge de 18 ans comme apprenti charron et charpentier. Là où l’Histoire effectue un formidable raccourci, c’est que Dancosse a été recruté pour le compte de Pierre Boucher, gouverneur de Trois-Rivières, avant que celui-ci ne devienne Boucher de Boucherville ; en 1662, Boucher, sur le chemin du retour de son ambassade auprès de Louis XIV, tenait à recruter des colons avant son départ. Dancosse a signé son engagement qu’il a rempli à Trois-Rivières jusqu’en 1665. Trente ans après, le voici désormais beau-père d’une fille nommée Boucher.

Une recherche publiée à Rivière-Ouelle dit que la terre de Pitoche s’étend du fleuve à la rivière Ouelle. C’est sur sa devanture qu’il exploite sa pêche aux marsouins dès 1705. On dit aussi que cette année 1705 est celle où pour la première fois, des colons de Rivière-Ouelle s’intéressent à la pêche à ce mammifère marin30.  Pour lui, l’aventure sera de courte durée puisqu’il est inhumé le 3 mai 1707 à l’âge de 68 ans.

Quant à Pierre son descendant, il poursuit l’entreprise de pêche aux marsouins de son père Pitoche : l’industrie de la pêche à Rivière-Ouelle atteint des sommets entre 1710 et 1721 malgré les conflits avec les commerçants de Québec fâchés de perdre leur monopole. Une autre recherche prétend que les Boucher avaient hérité de leur père et de leur grand-père des revenus impressionnants tirés de la pêche […] au béluga31, pêche complètement inimaginable aujourd’hui. Pierre et Madeleine ont eu dix enfants entre 1697 et 1713. Il est intéressant de savoir que l’un de leurs petits-fils fut un célèbre navigateur, marchand et fonctionnaire [car] le 12 août 1803, François Boucher devient capitaine du port de Québec, puis maître du havre, des titres importants à l’époque32.

Pour la mémoire que l’on honore, il y a lieu de dire que nombreux sont les membres de la famille Boucher, à commencer Jean-Galleran, Pierre et son épouse Marie Saint-Denis, ainsi que plusieurs enfants des deux frères […] inhumés dans le premier cimetière33 du village.

Poursuivons le fil de la généalogie sans nécessairement nous y arrêter en détail : le prochain à prolonger la lignée se nomme Joseph, fils de Pierre. Né en 1708, il épouse Madeleine-Salomée Fortin de Cap-Saint-Ignace en 1745. Le couple a douze enfants, dont Pierre-François né en 1754 avec qui se continue le lignage. De lui, on sait qu’il est cultivateur et marchand, qu’il vit et meurt à Rivière-Ouelle comme son père, non sans s’être marié à Catherine Pelletier avec qui il a eu 15 enfants. L’aîné de cette famille, qui se prénomme Joseph, comme son grand-père, deviendra l’ancêtre gaspésien de la descendance.

Phips et les canons de Frontenac

Entre la petite et la grande histoire, j’aime explorer les passerelles plus nombreuses qu’il n’y paraît. Par exemple, quand Pierre dit Pitoche arrive à Rivière-Ouelle, des héros locaux ont empêché la destruction du village quelques années auparavant. Il s’agissait d’une escouade improvisée composée d’une cinquantaine de personnes menée par le curé qui a repoussé les assaillants. Jean-Galleran, accompagné de sa femme et de ses grands enfants, de même que de son futur voisin Dancosse, y était.

Les faits sont les suivants : en octobre 1690, une flotte venue de Nouvelle-Angleterre et commandée par William Phips remonte le fleuve dans l’intention de détruire Québec. Rappelons le contexte : depuis plusieurs années, les colonies anglaises et françaises se font la guerre. Chacune lutte pour le monopole de la traite des fourrures en Amérique. Les Anglais sont en route pour venger des attaques ordonnées par le gouverneur Frontenac au début de l’année.

Le 20 août, Phips quitte Boston à la tête d’une flotte de 32 navires et de 2000 hommes. Il se prépare à ravager les villages implantés sur la côte, Rivière-Ouelle étant l’un des premiers sur son parcours. Des messagers ayant prévenu le curé Pierre Francheville, celui-ci mobilise la population pour affronter les attaquants dans le but de les empêcher de mettre pied à terre. Six chaloupes chargées de 150 hommes se dirigent vers le rivage. Dans les bois, une cinquantaine de personnes les attendent leurs fusils chargés. Le moment venu, le curé donne ordre de tirer. Les occupants de la première chaloupe sont tués, les autres retraitent. Les vainqueurs sont appelés les « Héros de la Rivière-Ouelle »34.

Pour autant, Phips n’abandonne pas et il entreprend le siège de Québec en octobre, entreprise qui se révèle à son tour un échec. La tentative prend fin lorsque Frontenac y va de ses mots devenus célèbres : je n’ay point de reponse a faire a vostre general que par la bouche de mes cannons et a coups de fuzil.

Joseph, pêcheur en Gaspésie

La naissance de Joseph, fils de Pierre-François, arrive à la sixième génération de cette lignée issue de Pierre dit Pitoche, commencée par son père Marin. Cependant, il est impossible de donner la date de naissance de ce Joseph, l’acte censé en témoigner demeurant introuvable dans les registres de la paroisse Notre-Dame-de-Liesse de Rivière-Ouelle. J’ai cru qu’allant à rebours de celui de sa sépulture à Mont-Louis, qui existe bel et bien, j’allais y parvenir : décédé le 29 juin 1857 à 84 ans, une simple soustraction allait normalement nous ramener à l’année de sa naissance, soit 1773. Le hic c’est que ses parents se sont mariés en 1775, sa mère a alors 17 ans, et qu’à compter de mai 1776, les naissances de ses frères et sœurs se succèdent avec régularité ; voilà qui laisse entrevoir une gêne sociale. Malgré tout, rien n’interdit qu’il soit né en 1773 : pour cette seule année, les registres de ladite paroisse font référence à au moins deux baptêmes d’enfants nés, disait-on par pudeur, de parents inconnus. Cela illustre un tantinet les énigmes de la recherche généalogique.

Alors que l’ancêtre Marin peut être considéré comme un pionnier de la Nouvelle-France, ses descendants savent, depuis la victoire des troupes anglaises sur les plaines d’Abraham et la signature du traité de Paris en 1763, qu’ils vivent désormais dans la « Province of Québec ». C’est aussi en 1763 que la Corriveau, née à Saint-Vallier à 100 kilomètres à l’ouest de Rivière-Ouelle, est déclarée coupable du meurtre de son mari et pendue tout près de ces mêmes plaines. Le souvenir de son procès en sorcellerie et de son cadavre suspendu dans une cage de fer a traversé les siècles.

Joseph, nouveau porteur de la lignée, se marie le 17 janvier 1814 avec Scholastique Bérubé, une descendante de Damien Bérubé, l’un des premiers censitaires de la seigneurie de La Bouteillerie, souvenons-nous. Tandis que Joseph, cultivateur et journalier, doit avoir une quarantaine d’années, Scholastique a exactement 20 ans. De leur union naîtront onze enfants dont quatre décèdent en bas âge. La multiplication des familles nombreuses, si elle a pour résultat d’accroître rapidement la population, réduit en contrepartie le nombre de terres à se partager. L’accès au marché du travail devient difficile et la pauvreté s’intensifie. Parmi tous ces gens que la misère assaille, on en voit qui partent aux États-Unis ou dans l’Ouest et d’autres qui se tournent vers la Gaspésie, attirés là soit par la parenté, des connaissances ou encore les recruteurs des entreprises de pêche. Joseph et Scholastique sont de ceux-là.

Percé

Si la vie les oriente dans cette direction, il ne faut pas en conclure pour autant qu’ils sont les premiers parmi les Boucher à partir en Gaspésie ou en Acadie. Une courte recherche montre que des descendants de Jean-Galleran habitent à Bouctouche en 1799 et que l’un d’eux s’est marié à Bonaventure en 1812. François, l’unique survivant du premier mariage de Marin, a un petit-fils qui habite à Grand-Pré, en 1714 ; les Boucher sont nombreux à peupler la Nouvelle-Écosse. Un poste de pêche de la province s’appelle d’ailleurs Havre-Boucher. Enfin, un descendant de Pierre et Madeleine Dancosse, qui se nomme Louis, a pris épouse à Percé en 1825. Est-ce que cela expliquerait que Joseph, son cousin éloigné, ait choisi cette destination ?

Une nouvelle fois, la généalogie nous aide à suivre les pérégrinations de la famille. Par exemple, la dernière naissance à Rivière-Ouelle, celle de Marie, survient le 14 décembre 1835, tandis que l’aînée des filles, Henriette, se marie à Percé le 19 janvier 1839. Considérant la distance et les moyens de transport de l’époque, spéculons que la famille est montée à bord d’une goélette quelque part entre l’été de 1836 et celui de 1838.

Un deuxième mariage est célébré à Percé en 1841, celui du fils aîné nommé Joseph qui épouse Apolline Poitras. La descendance de ce couple nous permettra de reconstituer un autre maillon de la lignée. Percé est un poste de pêche important depuis le début du 16e siècle. Des centaines, voire des milliers de pêcheurs saisonniers séjournent dans la zone qui s’étend jusqu’à Gaspé. En partant vivre à l’extrémité de la péninsule, il est difficile de concevoir ce que Joseph le père, qui a plus de 60 ans, et son fils Joseph, qui est au début de la vingtaine, peuvent faire d’autre que la pêche. À remarquer que le père change de milieu de vie à un âge relativement avancé, comme l’ont fait ses ancêtres Marin et Pierre dit Pitoche avant lui.

Non seulement Percé est un poste de pêche et de commerce de premier plan, mais il s’agit aussi d’un village de référence qui joue un rôle administratif et judiciaire important, sauf que la faiblesse des moyens mis par les pouvoirs publics pour soutenir les institutions compromet la paix et accroît le danger. À lire les récits qu’on en rapporte, on se croirait dans un grand port où la criminalité est omniprésente.

Mont-Louis

Est-ce pour cette raison que la famille ne prolonge pas son séjour à cet endroit plus longtemps ? Nous avons vu que les aînés se sont mariés sur place ; Henriette s’installera pour de bon à Cap-d’Espoir. De leur côté, Joseph et Apolline Poitras auront quatre garçons : le premier appelé Joseph (le troisième du nom en succession) naît à Percé en 1841 ; le deuxième, Georges, serait né à Madeleine en 1843 selon une source ; l’absence de services religieux sur place à cette date expliquerait la difficulté de trouver trace d’un acte en témoignant ; le troisième, Eugène, naît le 13e jour d’octobre 1845 à Mont-Louis, selon l’acte de baptême apparaissant dans les registres de la paroisse Saint-Patrice de Douglastown dont le curé agissait comme missionnaire du poste de pêche ; c’est d’ailleurs à Mont-Louis que naît le quatrième, Anthime, en 1848.

Après les mariages des aînés de Joseph et Scholastique, la troisième, Olive, scelle à son tour à Percé une union avec Michel Poitras, le frère d’Apolline, en 1843. On en déduit qu’ils déménagent sans tarder, car leur fille Marie vient au monde à Mont-Louis en 1844. Puis, le quatrième mariage de la famille a lieu à Percé en octobre 1845, celui d’une fille mineure prénommée Sara : l’acte de mariage fait état du consentement du père et de la mère, que nous supposons présents ; le père dépasse les 70 ans et il est présenté comme étant journalier. Il semblerait bien que cela marque la fin prochaine de leur présence à Percé puisque leurs trois derniers enfants se marieront à Mont-Louis. Je reviendrai sur deux d’entre eux, Théodore et Marie, qui sont associés à l’histoire de Manche-d’Épée. Toutefois, dans ce cas on parle d’une histoire qui n’a pas encore commencé lorsque Joseph meurt, en 1857, et que Scholastique le suit huit ans plus tard, en 1865. On pourrait cependant dire que cette histoire se profile puisque René dit Irénée Pelchat est inscrit en qualité de témoin sur l’acte de sépulture de Joseph.

Manche-d’Épée

Quand Joseph Boucher et Apolline Poitras arrivent à Mont-Louis au milieu des années 1840, ils sont dans la force de l’âge. Leurs garçons Joseph, Georges et Eugène sont encore très jeunes et un quatrième naîtra bientôt. Sachant que trois familles seulement résidaient dans cet embryon de village, il y a dix ans à peine, village renaissant par suite de sa destruction par l’armée anglaise en 1753, leur venue répondait peut-être à l’encouragement des pouvoirs publics à coloniser des terres, mais fort probablement aussi à un désir de rapprochement familial à la fois du côté des Poitras et des Boucher. Leurs fils partiront à leur tour vers un Manche-d’Épée embryonnaire environ 25 ans plus tard.

Récapitulons pour mieux comprendre la suite : des sept enfants de Joseph et Scholastique nés à Rivière-Ouelle, quatre (Henriette, Joseph, Olive et Sara) se sont mariés à Percé. La famille de Joseph le fils ayant été présentée plus haut, poursuivons avec Théodore et Marie puisqu’ils contribuent à l’existence de Manche-d’Épée. Théodore épouse à Mont-Louis, en 1854, Sophie Langlais. De leur descendance, c’est Dominique, marié à Mathilde Robinson — la petite-fille de Barthélemy, le premier postillon sur la côte avant Timothée Auclair et Irénée Pelchat —, qui poursuit la lignée. Dans cette lignée de Dominique, Georges est celui qui aura une postérité locale, comme nous le verrons plus loin. Enfin, la dernière-née à Rivière-Ouelle en 1835, peu avant le départ pour Percé, se nomme Marie ; nous apprendrons de quelle manière elle a contribué au peuplement du village sans jamais y habiter.

Maintenant, suivons les descendants de Joseph et Apolline dans leur aventure selon les dates de leur arrivée, à commencer par Eugène, puis Georges et Anthime. Quant à leur frère aîné Joseph et à sa femme Louise Côté, une partie importante de leur descendance s’installera à Madeleine.

La lignée d’Eugène

Eugène grandit à Mont-Louis et il se marie en 1865 avec Malvina, fille de Florent Fournier et de Victoire Couture, qui s’y sont installés depuis deux ou trois ans. De leur union naissent successivement trois filles dont une seule, Virginie, va survivre. La quatrième naissance, celle d’Alfred, constitue le premier indice que le jeune couple a déménagé : même si l’enfant est de novembre 1870, son acte de baptême, daté du 25 août 1871, indique qu’il habite Manche-d’Épée. Comme la famille de Florent a quitté Mont-Louis depuis 1869 pour ce nouveau poste de pêche, le rapprochement pourrait s’expliquer ainsi : Malvina, qui élève déjà deux enfants alors qu’elle n’a que 20 ans, voulait, on peut l’imaginer, compter sur l’aide de Victoire, sa mère. Les jeunes se construisent une maison sur l’une des terres de Florent située dans la plaine du haut de la rivière. Là, ils auront quatre autres enfants jusqu’en 1879. La suite de leur histoire a déjà été en partie racontée dans des articles précédents, la voici en résumé.

En 1880, Eugène vend sa maison à son oncle par alliance, Édouard Blanchette, et il en construit une autre au centre du village qu’il cède en 1883 pour qu’elle devienne la maison d’école. Entre-temps, deux garçons décèdent. Selon les renseignements à disposition, le couple retourne à Mont-Louis où naît Cléophas, en 1885. Plus tard, quand Émilie vient au monde, en 1889, la famille est déjà rendueaux États-Unis, à Salem dans le Massachusetts, qui se trouve à 1100 kilomètres de Manche-d’Épée, un état où s’est rassemblée une grande communauté canadienne-française.

L’oncle des États

Outre Émilie, la famille s’accroît avec l’arrivée de Georgiana en 1892 et de Louis en 1894. Chacun des dix enfants, peu importe son lieu de naissance, vit en Nouvelle-Angleterre à un moment ou à un autre, soit à Salem ou à Newmarket au New Hampshire, qui devient leur lieu de résidence aux environs de 1900. À l’exception d’Alfred, qui épouse Rose-de-Lima Pelchat à Mont-Louis en 1896, avant d’émigrer l’année suivante, tous les autres se marient là-bas avec des ressortissants de la communauté francophone. En examinant les archives de Newmarket, j’ai constaté qu’ils apparaissent comme des gens bien établis dans la société locale et, pour quelques-uns, ayant une certaine notoriété.

L’exil du couple Alfred et Rose-de-Lima ne se prolonge pas au-delà de 1902, même si les sources sont un peu ambiguës au sujet des dates de naissance de leurs quatre premiers enfants. C’est l’inscription du baptême de Laura dans les registres de Madeleine en 1903 qui fournit la référence sur la date du retour.

Quant à Achille, il se marie avec Elmire Dubé à Salem, en 1903. Eux non plus n’habiteront pas longtemps aux États-Unis, puisque leur aîné Josaphat voit le jour à Saint-Aubert, village d’origine d’Elmire au Québec. Dès 1908, Achille construit une petite maison non loin de la rivière où Anna naîtra la même année. En 1923, il vend sa maison à sa cousine Mélanie, mariée en deuxièmes noces avec Joseph Davis, tandis qu’Elmire et lui partent s’installer à Madeleine où ils élèvent leur famille.

À Newmarket, Malvina est connue sous le prénom d’Alvina et c’est ainsi qu’on la retrouve dans les archives. En vertu des renseignements contenus sur leurs certificats de décès, nous apprenons qu’Eugène est décédé en 1914 d’un cancer de la bouche et que sa femme, victime d’artériosclérose, lui survit jusqu’en 1934 pour s’éteindre à 84 ans[i].

La descendance

La descendance d’Eugène à Manche-d’Épée se résume à celle de son garçon Alfred. Les nombreux enfants de ce dernier ont contracté plusieurs mariages qui sont venus renforcer le tissu social et parental de la localité. Par exemple, Rose-Aimée, née à Salem en 1899, et revenue auprès de ses parents en 1915, épouse Télesphore Pelchat en 1921. D’autres comme Amédée, Ovias, Edmond, Rosaire, Alice unie à Isidore Pelchat, Hector et Albert illustrent par le nombre ce que la famille a occupé de place dans la vie du village. Une anecdote au sujet du baptême d’Hector qui a lieu le 16 juin 1915 à Madeleine : l’enfant a pour parrain Louis Boucher, son oncle de Newmarket aux États-Unis, représenté par Amédée Boucher frère de l’enfant, un geste que l’on peut interpréter comme un signe de fidélité filiale. Jusque dans les années 1950, le cousinage des États rendait visite à sa parenté en Gaspésie. La génération d’Alfred se trouve être la neuvième depuis l’arrivée de l’ancêtre Marin en 1635.

La lignée de Georges

En 1865, quand Eugène prend Malvina pour épouse, son frère Georges, à peine plus âgé que lui, se marie avec Odile, la sœur de Malvina : Georges et Odile convolent en juillet, les plus jeunes en octobre. Toutefois, ce sont les plus jeunes qui déménagent à Manche-d’Épée en premier, mais de peu.

Les trois premiers enfants de Georges et Odile (Amanda, Alphonse et Léa) naissent à Mont-Louis ; l’acte de baptême du quatrième, Elzéar, du 8 janvier 1873, se lit comme suit : né le 29 décembre dernier, du légitime mariage de Georges Boucher, pêcheur et de Odile Fournier du Manche-d’Épée. Donc, à cette date, ils résidentdans le petit poste de pêche comme une dizaine de familles, peut-on en déduire. Après Elzéar naîtront Alma en 1875, François-Xavier le 3 décembre 1879 et baptisé sous conditions le 9 mars 1880, sous conditions au cas où il aurait déjà été baptisé, par exemple par la sage-femme, vu l’écart entre les deux dates ; il semble mourir peu après, puis suivront Pierre en 1884 et Mélanie en 1889, cette dernière à Sainte-Anne-des-Monts.

Selon ce que nous connaissons de l’attribution des lots, Georges en acquiert un au centre du village qui deviendra un jour la propriété de Napoléon Davis où il construira son hôtel.

Des sept enfants du couple, deux seulement font leur vie à Manche-d’Épée, soit Alma et Mélanie. Finalement, les traces de cette famille au village sont celles qu’ont laissées les enfants d’Alma et d’Arthur Boucher, à savoir Juliette, Moïse, Annette et Roméo. Quant à Mélanie, elle s’est singularisée par ses cinq mariages, le premier à l’âge de 13 ans avec Joseph Pelchat.

Odile est décédée en 1891, à 43 ans, à Sainte-Anne-des-Monts, deux ans après la naissance de sa fille à cet endroit ; y a-t-il lieu d’établir une relation entre les deux événements ? Georges décède en 1924 à 81 ans et il est inhumé à Madeleine.

La lignée d’Anthime

Né à Mont-Louis en 1849, Anthime Boucher a 22 ans lorsqu’il épouse Vitaline Gagnon en 1871. Vitaline est originaire de Rimouski, mais sa famille habitait Sainte-Anne-des-Monts quand son père décède à 45 ans en 1862. Lors du recensement effectué à Mont-Louis en 1866, nous retrouvons la jeune fille de 16 ans comme servante dans une famille Poitras. Cette famille avait peut-être un lien parenté avec Apolline, la mère d’Anthime, mais je n’ai pu le retrouver. Toujours est-il que le couple aura 12 enfants. Après la naissance des trois premiers à Mont-Louis, comme ce fut le cas dans les familles de Georges et Eugène, le déménagement à Manche-d’Épée s’effectue vers 1878. La famille va s’agrandir de neuf autres enfants, dont deux mourront en bas âge.

Comme ses frères et la plupart des hommes des villages des environs, Anthime est présenté dans les actes officiels comme pêcheur et cultivateur. Pourtant, dans les premières années de 1870, Edouard Vachon, ce baron du bois exploite 1022 km² (394,9 milles carrés) de forêt dans l’arrière-pays de la rivière Madeleine, disent les historiens, baron qui se rend célèbre surtout pour les mauvais traitements qu’il fait subir à ses employés. Toutefois, il est étonnant que le métier de bûcheron n’apparaisse pas dans les actes officiels. On rapporte que trois cents travailleurs engagés dans ses opérations viennent d’aussi loin que de Mont-Louis, d’un côté, et de L’Anse-au-Griffon de l’autre, à tel point qu’en 1872, l’inspecteur des pêches s’étonne du succès de l’industrie forestière dans ce secteur de la Gaspésie36 encore peu habité.

Anthime et Vitaline, mes arrière-grands-parents, résident dans la vallée en face de l’embouchure de la rivière sur un lot attribué à l’origine à François Campion. Cette propriété sera transmise de père en fils, d’Arthur qui la cède à Roméo puis à son tour à Jocelyn.

L’aînée de la famille, Angélique, est allée vivre aux États-Unis où elle repose depuis 1954 dans le cimetière St-Mary à Franklin au Massachusetts.

La descendance

La majorité des membres de cette famille, en plus d’Arthur dont je viens de parler, est présente dans le récit du village. Michel, qui en a été le premier commerçant, se marie avec Lumina Pelchat, fille de Louis ; ils ne sont pas épargnés par le malheur puisque 12 de leurs 15 enfants meurent en bas âge. Sinon, il faut suivre l’histoire de Marie, Joseph, Ernest, Josué et Bélonie, bien connus dans leur temps, pour mesurer l’étendue de sa lignée. À noter que la maison d’Ernest, disparu à 39 ans en 1924, a été acquise par Édouard Blanchette marié à Jeanne Boucher dont il sera question sous peu.

Anthime, né à Mont-Louis, repose dans sa terre d’origine depuis le 30 décembre 1908. Sa femme, Vitaline, a passé ses vieux jours chez son garçon célibataire, Simon-Jude dit Jules, où elle décède le 19 juin 1938. En cela, elle a imité sa belle-mère, Apolline Poitras, qui a été inhumée à Madeleine en 1888, alors que son mari Joseph l’a été à Mont-Louis, dix ans plus tôt. À cette époque-là, les vieillards, en particulier les veuves, devaient compter sur l’accueil de l’un des leurs pour assurer leurs vieux jours.

Théodore

Quand Théodore arrive à Mont-Louis dans le courant des années 1840, c’est un jeune homme qui se présente comme pêcheur, cultivateur et journalier. Il passera sa vie dans son village d’adoption. Il est question de lui parce que l’on retrouve un jour ses arrière-petits-enfants à Manche-d’Épée. Comme je le disais plus haut, c’est son petit-fils, George, né en 1884, marié avec Georgiana Servant de Sainte-Anne-des-Monts en 1906, qui assure la lignée.

Cela se concrétise lorsque trois de leurs enfants se marient et prennent racine localement. Il y a d’abord Jeanne dite Jeannette, née en 1914, qui épouse Édouard Blanchette, fils de Marcellin, en 1931. Le couple achète, on le sait, la maison qui a appartenu au regretté Ernest fils d’Anthime.

Puis, il y a Gérard, d’un an plus jeune que sa sœur, qui se marie à Estelle Gaumond en 1943. Entre-temps, leur sœur Cécile a uni sa destinée à celle d’Edmond Boucher, fils d’Alfred, en 1936. Cette lignée, issue de Théodore, bien que plus récente et moins nombreuse, a été bien présente dans la seconde moitié du 20e siècle.

Marie

Marie est la dernière-née du couple formé de Joseph Boucher et Scholastique Bérubé, et elle a environ une douzaine d’années quand elle arrive à Mont-Louis. En 1861, à 25 ans, elle épouse un jeune capitaine venu de Montmagny, Édouard Blanchette, qui a 20 ans. Ils habitent un temps à L’Anse-Pleureuse. Entre 1862 et 1870, le couple a six enfants. Malheureusement, 1870 s’avère aussi la date du décès de Marie, à l’âge de 35 ans. Dix ans plus tard, souvenons-nous, Édouard achète la maison construite par son neveu Eugène Boucher, dans le haut de la rivière, maison qu’il cédera plus tard à son fils Marcellin ; c’est à ce dernier que l’on doit le prolongement de la présence des Blanchette à Manche-d’Épée. Et c’est ainsi que l’on boucle la boucle avec les Boucher quand Édouard, fils de Marcellin, épouse Jeanne dite Jeannette de la lignée de Théodore, le frère de Marie.

Une aventure

À la fin de ce récit qui reconstitue sur quatre siècles l’histoire d’une lignée de la nombreuse famille Boucher, qui ne dirait pas que leur vie a été une aventure à sa manière. Ce n’était en rien l’aventure pour l’aventure, mais les circonstances les incitaient, même à des âges avancés, à partir pour améliorer leur sort, pour ouvrir une porte en apparence plus prometteuse sur l’avenir.

Tout au long de la remontée de cette généalogie, les mentalités, les mœurs, les croyances et les valeurs se sont profondément modifiées pour en arriver à la société actuelle. Quand on revoit Marin perdre trois de ses filles en une seule année puis trouver la détermination d’émigrer avec sa famille vers le Nouveau Monde l’année suivante, ce qui était déjà en soi une aventure hors du commun pour quiconque en son temps, on ne peut que ressentir un véritable vertige. Comme nous l’a aussi montré l’histoire des Pelchat et des Fournier, nos ancêtres n’ont pas hésité à tourner la page et à remettre en question leur situation lorsqu’un défi se présentait.

Ce que ce récit nous montre aussi, c’est que le défi ne leur laissait pas toujours le choix : oui, parce qu’ils auraient pu se résigner à subir leur état, et en même temps non, parce que l’espoir semblait se profiler en arrière-plan. Un autre facteur qui ressort parfois de ce qui avoisine l’aventure est leur désir de ne pas perdre de vue la parenté, de se rapprocher de certains des leurs. Toutes ces familles nombreuses qui essaiment des garçons et des filles sur le continent se séparent un jour avec la crainte, pour ne pas dire la certitude, de ne plus jamais se revoir. Alors, dans un tel contexte, on resserre les relations avec ceux qui restent ; n’a-t-on pas constaté que le peuplement de Manche-d’Épée s’est largement produit de cette manière ?

Pour évaluer la force d’une population, il faut croiser le souffle de la petite et de la grande histoire afin de se les expliquer dans leur interdépendance, de les mettre en perspective l’une par rapport à l’autre. Ce récit portant sur les Boucher, dont les débuts en terre d’Amérique coïncident avec le peuplement de la Nouvelle-France, nous en a donné l’occasion. Ce n’est cependant pas en quelques pages que l’on peut tout rapporter, le but demeurant avant tout de retracer une lignée pour découvrir les origines d’une famille du village. Toutefois, pensons un instant à toutes les générations, à tous les couples dont il a été question et disons-nous que tous ces autres restés anonymes ont aussi écrit des paragraphes de notre histoire. En ce qui me concerne, je sais que je me situe au 11e rang de cette généalogie et, par conséquent, que mon fils Mathieu se trouve au 12e. À l’instar de tant de personnes qui partagent la même origine, quel que soit le patronyme, nous continuons à notre manière l’aventure de nos ancêtres.

Remerciements :

Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte

Notes et références

1. En vue de la rédaction de cet article, j’ai au préalable consulté les documents suivants :

– Jacques Lacoursière et Hélène Andrée Bizier(1979), Nos Racines, l’histoire vivante des Québécois, Montréal, Les Éditions T.L.M. Inc, plus précisément la page « Nos grandes familles » intitulée « Les Boucher ».
– Le site de L’Association des Boucher d’Amérique, (consulté le 3 novembre 2020)     http://assboudam.blogspot.com/
– Réjean Binet, « Robert Giffard : les engagés de 1634 » dans L’Ancêtre, vol.42, no 313, hiver 2016, p. 98-111 (consulté 3 novembre 2020) https://www.sgq.qc.ca/images/_SGQ/R_LANCETRE/Binetrejeanrobertgiffarlesengagesde1634.pdf
– Site Famille Denis, Lucas, Richer, Legris (consulté le 3 novembre 2020) https://familledenislucasricherlegris.wordpress.com/lucas-2/famille-daoust/famille-boucher/
– Site Perche-Québec (consulté le 3 novembre 2020) http://www.perche-quebec.com/files/perche/lieux/perche.htm#42

2. Les remparts de Mortagne-au-Perche, (consulté le 3 novembre 2020) http://remparts-de-normandie.eklablog.com/les-remparts-de-mortagne-au-perche-orne-a126459294

3. Op.cit.

4. Michel Caillard, « Recherches sur les soulèvements populaires en Basse-Normandie (1620-1640) et spécialement sur la révolte des Nu-pieds » dans Cahier des Annales de Normandie no3, 1963, p. 35 (consulté le 3 novembre 2020)
https://www.persee.fr/doc/annor_0570-1600_1963_hos_3_1_3630

5. Op.cit., p. 43

6. Estelle Mitchell (1980), Messire Pierre Boucher (écuyer), seigneur de Boucherville, 1622-1717, Montréal, Vac offset inc, p.16.

7. Réjean Binet, op.cit., p.103.

8. Estelle Mitchell, op.cit., p.18.

9. Voir à ce sujet le très beau livre de Roland Tremblay (2006), Les Iroquoiens du Saint-Laurent, peuple du maïs, Les Éditions de l’Homme et Pointe-à-Callières, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, Montréal, 139 p.

10. Mario Mimeault (1984), Relation originale du premier voyage de JACQUES CARTIER EN 1534, Société historique de la Gaspésie, Gaspé, p. 94.

11. Sous la direction de Raymonde Litalien et Denis Vaugeois (2004), Gervais Carpin, « Les migrations vers la Nouvelle-France au temps de Champlain » dans Champlain, La naissance de l’Amérique française, Septentrion (Québec) et Nouveau Monde éditions (Paris), p. 176.

12. Op.cit., p.177

13. Op.cit.

14. Jacques Lacoursière et Hélène Andrée Bizier, op.cit., p.96.

15. Op.cit., p.99

16. Op.cit.

17. Michel Caillard, op.cit., p.44.

18. Scarlett Beauvalet, « Chapitre IX. Les structures démographiques » dans Les sociétés au XVIIe siècle : Angleterre, Espagne, France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p.32 (consulté le 3 novembre 2020) https://books.openedition.org/pur/7395?lang=fr

19.  Les références généalogiques données dans cet article proviennent essentiellement de trois sources, soit le site suivant : http://www.nosorigines.qc.ca/genealogie.aspx?lng=fr ou encore :

Roland Provost (sous la supervision de), Répertoires, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M. Les tomes 1 à 11 de ces répertoires généalogiques ont été publiés entre 1990 et 1993, les tomes 12 et 13 en 1996

ou encore : les sites comme Family Search donnant accès aux registres paroissiaux

20. Op. cit.

21. Josée St-Denis et Nérée St-Amand, « Les pères dans l’histoire : un rôle en évolution » dans Reflets, vol.16 no1, printemps 2010, p. 3. (consulté le 3 novembre 2020) https://www.erudit.org/fr/revues/ref/2010-v16-n1-ref3890/044441ar/

22. Op.cit.

23. Estelle Mitchell, op.cit., p.31.

24. Claire Asselin, Anne McLaughlin, « Patois ou français : la langue de la Nouvelle-France au 17e siècle » dans Langage et société, no17, 1981, p. 37 (consulté le 18 novembre) https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1981_num_17_1_1327

25. Raymond Gariépy, « Les terres de Marin Boucher » dans Les terres de Château-Richer de 1640 à 1990, coll. Le Centre de généalogie, des archives et des biens culturels de Château-Richer. Je remercie Madame Danielle Laplante pour son excellente collaboration.

26. L’essentiel des éléments de ce portrait de Pierre Boucher est tiré de la biographie citée plus haut : Estelle Mitchell, Messire Pierre Boucher (écuyer), seigneur de Boucherville, 1622-1717.

27. Jacques Saintonge, « IIe génération : Pierre Boucher dit Pitoche » dans De Marin à France Boucher, avril 1977, p.18, coll. Le Centre de généalogie, des archives et des biens culturels de Château-Richer.

28. Op.cit., p.15.

29. Raymond Gariépy, op.cit.

30.  Les citations sont tirées du site Passeurs de mémoire, circuit consacré à la famille Boucher à Rivière-Ouelle (consulté le 14 novembre 2020) https://passeursdememoire.com/aboutProject

31. Richard L. Boucher, Les Boucher de Rivière-Ouelle et la révolution américaine, octobre 89, coll. Le Centre de généalogie, des archives et des biens culturels de Château-Richer.

32. Passeurs de mémoire, op.cit. Voir aussi à ce sujet (consulté le 14 novembre 2020) http://www.biographi.ca/fr/bio/boucher_francois_5F.html

33. Op.cit.

34. Robert Bérubé, 1690 : Qui sont les héros et les héroïnes de la bataille de Rivière-Ouelle? 6 avril 2017, blogue, (consulté le 12 janvier 2021) https://robertberubeblog.wordpress.com/2017/04/06/1690-qui-sont-les-heros-et-les-heroines-de-la-bataille-de-riviere-ouelle-who-are-the-heroes-and-heroines-of-the-battle-of-riviere-ouelle/

35. Je remercie Ginette Benoit de m’avoir fourni ces renseignements. Je la remercie aussi de m’avoir transmis le document Histoire de nos ancêtres, non publié, 2016, 100 pages, portant notamment sur l’histoire de la famille d’Eugène aux États-Unis.

36. Mario Mimeault (2004), Les régions du Québec en bref, La Gaspésie, Les Éditions de l’IQRC, Québec, p.119.

 

 

 

 

 

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