La légende du manche

Publié le 3 mai 2016 - Dernière modification le 1 février 2018.

(…) des légendes comme ça,
il s’en raconte à plein, dans toute la Gaspésie.

Le dernier havre
Yves Thériault

La légende qui donne son nom au village de Manche-d’Épée est l’une des plus évocatrices de la Gaspésie. La découverte d’une épée brisée sur le rivage, par le premier de ses pionniers, Irénée Pelchat, est le fait rapporté par les anciens qui explique l’origine du toponyme. Son récit nous parvient après avoir été porté par la tradition orale, puis consigné dans des textes qui lui assurent de traverser le temps. Tirée de l’événement, la dénomination du lieudit marque rapidement l’identité du poste de pêche et de ses habitants, elle entre dans l’histoire et la géographie en même temps qu’elle détermine ses coordonnées terrestres. Par son caractère inattendu, le nom propre du lieu suscite de la curiosité aussi bien chez les voyageurs que chez les artistes.

Pourquoi une légende?

La Gaspésie, sans doute plus que toute autre région du Québec, est un pays de légendes. Sa situation maritime, qui suppose l’omniprésence d’animaux marins, de monstres, de naufrages, de vaisseaux fantômes aussi bien que l’existence de rochers, caps, falaises ou grottes appuyés sur cette « barrière impénétrable » que constituent les Chic-Chocs, représente un environnement dans lequel la diversité du peuplement a permis un foisonnement d’histoires. Dans la vaste péninsule où vivent des Micmacs arrivent des Bretons, des Normands, et tous les autres partis de France; viennent aussi des Basques, Irlandais, Écossais, Jersiais, Anglais ainsi que des loyalistes fuyant la Nouvelle-Angleterre qui côtoient des réfugiés acadiens; tous partagent non sans tension leurs contes, légendes, récits d’aventures et histoires personnelles qui composent la trame d’une culture à la fois unique et contrastée.

En nous rappelant qu’une légende est un récit traditionnel reposant sur un fait réel transformé par l’imagination, les croyances populaires et l’invention poétique, nous pouvons prétendre que cette définition se vérifie tout à fait dans le cas de Manche-d’Épée.

Le fait rapporté par les anciens…

Un homme trouve un morceau d’épée, des pionniers construisent leurs maisons à proximité du lieu de sa découverte, des familles s’installent et dès cet instant le besoin s’impose en quelque sorte de lui-même de nommer le nouveau hameau.

Si cette anse sauvage avait déjà un nom, les défricheurs l’ignorent ou choisissent de le remplacer. Reconnaissons à leur sens pratique, au besoin d’employer une référence claire, à leur créativité, à leur originalité tout comme à la population des environs le glissement rapide du fait anecdotique vers la toponymie. Comme il est facile d’imaginer une conversation de ce temps-là où un personnage dit à l’autre : « Oui, Pelchat, l’ancien postillon, s’construit une maison là où y’a trouvé un manche d’épée… »

Et puis, une épée ce n’est pas un objet banal : son caractère militaire autant que l’époque de sa découverte renvoient implicitement à une idée de l’Histoire, à des batailles, à une conquête, à l’instabilité politique avec ce que cela comporte de force et d’honneur. Qu’on lui associe sans tarder le nom du poste de pêche naissant pourrait témoigner de cet attrait. Je veux dire que jamais un manche de hache, de pioche ou de faux n’avait de chance de désigner un village.

… devient une appellation

Dès 1866, l’abbé Blais, dans un rapport à son évêque écrit : ce poste, appelé Pointe du « manche de l’Épée »1 alors qu’il énumère les zones habitées composant le territoire de la mission de la Madeleine qu’il dessert. C’est fort probablement la première référence écrite au lieudit. Par suite du naufrage du voilier Woodstock, en décembre 1867, un journal britannique désigne l’endroit de l’accident en l’orthographiant Manche D’Épée2; ce serait ici une première citation de presse. Quelques années plus tard, un autre missionnaire, l’abbé Bossé, dans un compte rendu de 18723, signale qu’il s’est arrêté au Manche-d’Épée. Le nom trouve sa forme définitive.

L’appellation est progressivement employée par les navigateurs, les pouvoirs religieux et administratifs, les géographes et les chercheurs. Il apparaît, par exemple, dans un rapport de 1899 sur la situation de la colonisation dans la région4. Le jour où il se retrouve sur la porte du bureau de poste représente une confirmation plus que symbolique de son parcours.

Nous voyons ici des auteurs qui citent le nom sans ressentir le besoin de fournir une explication de sa provenance.

… d’intérêt toponymique

Le passage de l’oral à l’écrit se produit au moment où la mémoire des origines risque de s’effriter, ce qui conduit des chercheurs inquiets ou des institutions responsables à entreprendre la collecte des sources explicatives.

Voici certains jalons parmi ces enquêtes successives qui concernent le nom de Manche-d’Épée. En 1906, Pierre-Georges Roy publie Les noms géographiques de la province de Québec5, répertoire dans lequel on lit : Ruisseau de Manche d’Épée (Gaspé). Ce ruisseau fut nommé ainsi parce qu’on trouva sur le rivage un pommeau d’épée. Retenons que le mot manche est remplacé par celui de pommeau.

Dans une étude du gouvernement de la province de Québec parue en 1914, Alfred Pellan décrivant la toponymie de la côte emprunte à Roy sa description qu’il cite à peu de mots près : on trouva sur le rivage un pommeau d’épée6.

La même année, dans le Dictionnaire des rivières et lacs de la province de Québec7 il est cette fois question de la « rivière » de Manche-d’Épée sans que l’on tente d’explications sur l’origine de son nom.

En 1912, la Commission de géographie de Québec, l’ancêtre de la Commission de toponymie, est créée; en 1916, elle fait paraître une Nomenclature des noms géographiques de la province de Québec8, mais le nom du village n’y figure pas encore.

Le Dictionnaire historique et géographique des paroisses, missions et municipalités de la province de Québec9 publié en 1915 fournit des renseignements sur la paroisse sans qu’aucun de nature toponymique s’y trouve.

Il faut attendre les recherches du frère E-B Deschênes effectuées en 1928 auprès des « vieux » du village et la publication de ses travaux en 193610pour trouver une reconstitution du récit du pionnier : […] un jour, avant de traverser à gué le ruisseau, il trouva sur la pointe est, un manche d’épée, émergeant du sable. La version qu’il en donne correspond sans doute étroitement au récit réel, sa cueillette ayant été effectuée à une date où la parole du pionnier demeurait vivante dans la mémoire des gens qui l’ont connu. Ce qui n’exclut toutefois pas, nous le verrons plus bas, que l’auteur extrapole sur la présence de l’objet à cet endroit.

Carmen Roy dans Littérature orale en Gaspésie11, dont la première édition date de 1955, écrit : Manche-d’Épée : on a ainsi appelé le petit village parce qu’un des pionniers, M. Irénée Pelchat, en arrivant de France, a trouvé une poignée d’épée sur le rivage. Sa bibliographie inclut les titres de P-G Roy et E-B Deschênes. Il y a méprise sur la provenance d’Irénée, car ce sont ses ancêtres qui sont venus de France. Notons que « poignée » remplace « manche » dans l’explication.

Vers 1950, L’Association des hôteliers de la Gaspésie publie un guide touristique qui décrit le parcours des voyageurs autour de la péninsule. Voici ce qu’on y lit : Manche-d’Épée : ce nom a été donné à la localité par les premiers habitants qui avaient trouvé sur les bords de la rivière le pommeau d’un sabre qui datait des premiers temps de la colonie. Une autre fois « manche » devient « pommeau » et à l’épée on a substitué un sabre. L’auteur s’avance sur le chemin de la légende en réinterprétant la nature de l’objet et le temps de sa découverte, le situant au début de la Nouvelle-France.

Dans sa monographie de la paroisse de Madeleine12parue en 1980, l’abbé Marcel Plamondon, toujours en référence au pionnier, dit qu’il a trouvé une chose émergeant du sable, sur le bord de la rivière, un manche ou une poignée d’épée. Sans trop se demander si cet objet est un vestige du temps où les colons français auraient habité ces lieux ou encore une épave de bateau échoué dans les environs, il annonce tout triomphant que le poste où cet objet a été trouvé s’appellera Manche-d’Épée. Ce qui est tantôt consacré par l’usage.

L’abbé Plamondon, dont il faut louanger le travail, nous ouvre à sa manière les portes de la légende. À partir de ce fait réel rapporté par les descendants des anciens, il nous présente un personnage triomphant qui décrète sur-le-champ le nom du lieu. Personne n’étant en mesure de confirmer le jour, l’endroit et les circonstances de la trouvaille, ni la nature de l’arme, il faut saluer la créativité de l’auteur. Il est plus juste de penser, comme il l’avance, que c’est l’usage qui a consacré le nom de ce poste de pêche.

En 1989, le Tricentenaire des seigneuries gaspésiennes concédées à Denis Riverin13 est souligné par la publication d’un album-souvenir, sous la direction du dévoué abbé Roland Provost, qui s’est consacré à la cause de l’histoire de la région. Rappelons que la MRC de la Haute-Gaspésie a un temps été nommée en mémoire de ce propriétaire terrien et entrepreneur français qui s’établit à Mont-Louis en 1697.

Dans une page portant sur la fondation de Manche-d’Épée, il est question du pionnier Pelchat; comme l’a fait Plamondon, on rappelle son passé de postillon, c’est lui qui transportait la malle de Sainte-Anne jusqu’à Rivière-au-Renard. Dans sa course, un jour, à pied, son sac de cuir au dos, il trouva un bout de manche d’épée en mettant le pied dessus à l’entrée de la rivière du côté de l’est. Tant de naufrages ont eu lieu, tant d’individus ont erré dans les bois déserts qu’une épée avec son manche a bien pu se déposer par la vague ou se perdre par quelques passants.

Ce qui caractérise une légende, souvenons-nous, c’est que le fait réel est transformé par l’imagination et l’invention. Cette citation nous laisse entendre que la découverte de l’épée se situe à une époque antérieure à celle de l’installation du fondateur sur le bord de la rivière. Comme le ferait un romancier, l’auteur met en scène son personnage portant un sac de cuir tout en spéculant sur la provenance de l’épée cassée. Provost précise que cette version est tirée des Notes du père Deschênes recueillies en 1928 en questionnant les « vieux »14.

Et nous, les enfants du village, comment apprenions-nous l’origine de son nom? On dira, de la tradition orale. En effet, lorsque celle-ci représentait encore une manière dominante de transmission du savoir pour les générations qui ont connu les pionniers, leurs filles ou leur fils, cela est concevable. Déjà, un siècle après leur arrivée, cette tradition s’embrouillait, les bribes se révélaient à nous un peu comme on devine le retour d’une barge dans la brume. Les porteurs de la mémoire avouaient à leurs descendants moins bien se souvenir : seule irréductible demeurait l’anecdote de la découverte du manche. Pour le reste, on s’en remettait à l’imagination. On ne pouvait compter sur l’école qui n’enseignait ni l’histoire de la Gaspésie ni celle de ses villages.

L’épée dont on parle n’étant pas conservée ou exposée dans un musée comme tant d’artéfacts de l’histoire officielle, personne ne peut dire à quelle catégorie elle appartenait. Certains ont cru qu’il s’agissait d’une rapière française. Pourquoi pas? Si l’on devait évaluer cette possibilité, plusieurs facteurs seraient à considérer : en premier, la période concernée qui va de l’arrivée des Européens dans la péninsule, au commencement du 16e siècle, jusqu’à la fondation du village, en 1866 ou quelque peu auparavant; ensuite, la provenance des gens qui ont en principe circulé à cet endroit et qui auraient pu être en possession d’une telle arme; sans oublier que l’évolution constante de l’armement des pays en cause pendant la période multiplie les possibilités.

Manche, poignée ou pommeau

Il est amusant de spéculer un peu sur l’utilisation du mot manche dans la composition du nom du village. Nous venons de voir que les auteurs l’ont tour à tour remplacé par poignée ou pommeau. De manière générale, un manche désigne la partie allongée d’un instrument par lequel on le tient : manche de couteau, de pelle, de casserole, de hache, etc. Pour parler d’une épée, on dit qu’il s’agit d’une arme constituée d’une lame d’acier fixée à une poignée munie d’une garde. Une poignée représente communément la partie d’un objet destinée à être tenue fermement avec la main serrée. En ce qui regarde le pommeau, le terme s’applique davantage à un sabre semblable à celui qu’on utilise en escrime.

Bref, l’on pourrait dire que nos ancêtres, étant plus habitués aux outils d’agriculteurs, de bûcherons et de pêcheurs qu’aux armes, connaissaient mieux les manches de hache, de pic, de pioche, de pelle ou de gaffe, et qu’il leur est plus spontanément venu à l’esprit de désigner la partie de l’épée brisée qu’ils ont trouvée par le mot « manche ». Sans oublier que, pêcheurs de morue, ils connaissaient très bien le « couteau à trancher » qui est, lui, composé d’un manche et d’une lame.

S’ils n’ont pas retenu le mot poignée, c’est peut-être aussi parce que c’était bel et bien du manche d’une arme qu’il s’agissait, soit celui d’une baïonnette. En effet, il existait une arme à manche effilé s’enfonçant dans le canon d’un fusil et qui, une fois inséré, empêchait le tir et le rechargement du fusil, que l’on appelait baïonnette à manche. Avec tous ces militaires qui ont circulé à pied sur la côte, en particulier peu avant la Conquête de 1760, il est plausible que l’un d’eux ait cassé son arme dans sa course.

Toutefois, si une catégorie de baïonnette est bien une arme munie d’un manche, ce n’est donc pas d’une épée dont il serait question ici, à moins qu’Irénée ait confondu baïonnette et épée. Nous ne le saurons jamais. Seule l’invention poétique des anciens aura donné au village un nom qui ne manque pas d’originalité.

Autres toponymes légendaires

Il existe en Gaspésie bon nombre de villages comme Manche-d’Épée dont des noms trouvent leur origine dans la légende. Sans épuiser la liste, pensons à des exemples comme Capucins, où des rochers semblables à des moines ont servi à désigner le village ou encore à Cap-Chat, où un rocher, là aussi, aurait pris l’aspect de l’animal après qu’une fée l’ait enfermé dans la pierre. La Tourelle dont découle le toponyme du village ainsi appelé — qui ont longtemps été au nombre de deux — nous remémore des récits fabuleux, en particulier la légende des Petits Sauteux : des fantômes qui dansent autour de coffres enfouis pour effrayer les chercheurs de trésor.

À Cap-au-Renard, c’est la bête elle-même qui, ayant raconté comment elle a vécu à cet endroit à l’époque où les animaux parlaient, a donné son identité au village. L’échouage d’un marsouin à Marsoui expliquerait le nom de la place, comme des pleurs et des plaintes sortant de la forêt auraient conduit à en appeler un autre L’Anse-Pleureuse.

Cloridorme, L’Anse-à-Valleau, Rivière-au-Renard, autant de villages, aussi bien que L’Anse-au-Griffon, dont les désignations appartiennent à la tradition orale sans qu’il ne soit jamais possible de fournir une explication unique à leur origine. Et cela sans parler de tous les lieudits comme le Ruisseau à patates, le Ruisseau à rebours, la Pointe sèche, le Ruisseau des olives, les Cannes de roche, le Cap à l’ours — il aurait l’aspect d’un ours assis —, qui donnent à la côte une sonorité qui relève du merveilleux.

Clins d’yeux d’écrivains

La légende est au commencement de la littérature. C’est par elle que les mythologies, les sagas, les livres sacrés prennent forme, elle nous resitue à l’aube des peuples. La légende traverse les temps jusqu’à nous en revêtant de nombreux genres d’expression. Et cette littérature dont elle est la source raconte des histoires qui mettent parfois en scène la Gaspésie, ses récits, ses personnages et ses lieux. Il arrive que Manche-d’Épée soit nommé dans les œuvres de certains écrivains. La plupart du temps, cela se limite à des allusions agréables, un autre village aurait tout aussi bien pu être cité, sauf chez Jacques Ferron, nous le verrons.

Les extraits qui suivent, notés au fil de mes lectures, constituent une liste provisoire qui mériterait d’être complétée.

Marie Le Franc

À l’été 1935, la romancière bretonne Marie Le Franc se rend en Gaspésie où elle séjourne environ deux semaines. Saisie par la beauté des paysages, elle est curieuse de découvrir cette région que ses amis appellent « la Bretagne du Québec ». Il s’ensuivra l’écriture d’un roman, Pêcheurs de Gaspésie, paru en 1938, qui lui vaudra de remporter le prix Fémina.

Ce qui impressionne à la lecture de ce livre, c’est de découvrir combien elle a réussi en si peu de temps à capter les subtilités du monde de la pêche, les habitudes de vie, les joies, les misères, « la gravité du pêcheur gaspésien ». Ses origines bretonnes, dans le golfe du Morbihan, ne sont sûrement pas étrangères à cette sensibilité.

Elle fait dire à son personnage, nommé John Bradly, ceci : En m’en revenant chez nous, j’ai visité Manche-d’Épée, Pointe-à-la-Frégate, Pointe-à-la-Renommée. […] Et le narrateur d’ajouter : Ces vocables le faisaient rêver, comme on rêve à la vue d’une plume d’oiseau de grande envergure abandonnée sur un rivage15.

Yves Thériault

Yves Thériault vit à New Carlisle en 1936 où il est animateur à la radio. Son œuvre abondante comporte plusieurs titres gaspésiens, des contes comme La courageuse, Le terroriste ou encore La baleine et des romans parmi ses plus connus que sont Le dernier havre et Moi, Pierre Huneau. Celui-ci raconte l’histoire d’un gars, né sur une ile en face de Boucherville, qui marie une fille de Gros-Morne avec qui il s’installe à L’Anse-au-Griffon pour pêcher et élever sa famille. Au jour de l’An de 1926, il organise un gros réveillon qui réunit presque tout son monde. À un moment, Pierre Huneau raconte : J’fournissais pas à aller chercher du miquelon au hangar. J’en avais eu une dame-jeanne de cinq galons, que Florent et moi, on avait embouteillé commode en vide de quat’épaules que Babin, le contrebandier, m’avait trouvé à Manche-d’Épée16. Un instant avant que le drame ne se produise.

Noël Audet

Noël Audet naît à Maria en 1938 et décède à Boucherville à l’âge de 67 ans. On retient de lui en particulier ce vaste récit, Quand la voile faseille et le roman L’ombre de l’épervier, adapté à la télévision par Robert Favreau, qui lui apporte un vaste lectorat. C’est cependant dans un de ses premiers romans, ah, l’amour l’amour, qu’il raconte, sur le ton amusé qui le caractérise, un tour de la Gaspésie à la manière d’une rencontre amoureuse ou vice-versa. Comme il arrive inévitablement dans ces découvertes passionnelles que l’on vive des jours de joie et des jours de peine, voilà qui explique pourquoi le narrateur s’exclame : À partir de Manche-d’Épée, notre moral se releva complètement, nous avions des élans au cœur et des fantaisies dans le cerveau. Il se mit à faire beau comme rarement en ce pays et le soleil nous chauffait enfin la peau17.

Serge Bouchard

Sur un autre registre, mais sur un ton non moins ironique, l’anthropologue et essayiste Serge Bouchard trouve le tour de glisser le nom de Manche-d’Épée dans un de ses textes de réflexion. Ce merveilleux conteur, qui parle de sa vie comme Montaigne de la sienne, nous explique que les héros ne sont pas toujours aussi glorieux qu’on nous l’enseigne dans les livres d’histoire. C’est ainsi qu’il nous apprend que Christophe Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur, peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écartée dans ses voyages. […] L’histoire de Colomb n’est pas une belle histoire […] et malgré tout bien des villes et des villages se prétendent le lieu de sa naissance. Et c’est ici que Bouchard dit : Moi, si j’étais né à Manche d’Épée, je ne voudrais pas que ma Chambre de commerce entre en lice pour dire que c’est à Manche d’Épée que Colomb est né18. On imagine l’auteur mettant au hasard le doigt sur la carte pour choisir le nom du village à mettre dans sa phrase. Ce qui n’enlève rien au fait que son livre C’était au temps des mammouths laineux soit un formidable recueil d’essais.

Jacques Ferron

Enfin arrive le moment de parler de Jacques Ferron. C’est le seul parmi les auteurs cités qui met en scène Manche-d’Épée dans ses écrits. Rappelons tout d’abord que le docteur Ferron a habité la municipalité de 1946 à 1948, qu’il a été le médecin de nos familles. Ce jeune homme de 24 ans rêvait de littérature à la manière des diplômés des grands collèges bourgeois et sa vie en Gaspésie lui a révélé le rythme des conteurs, leur vocabulaire, leur sens de la légende, une manière d’être qui a marqué sa conception de la place de l’écrivain, de la conscience de l’écrivain dans la société.

Le nom de Manche-d’Épée se rencontre dans au moins six de ses œuvres. J’en retiens trois. Dans un tout petit livre, Gaspé-Matempa, paru en 1980, Ferron raconte sur un mode à la fois autobiographique et quelque peu onirique, attribuable à la présence du personnage de Maski, l’alter ego du narrateur, son premier voyage en Gaspésie qui l’a conduit à Petite-Madeleine, chez le curé Vaillancourt. Il se présente à l’ecclésiastique, lui annonce qu’il est médecin et qu’il pense à s’installer sur la côte. Parce que Madeleine peine à garder ses docteurs, il décrit ainsi la réaction du curé : Alors le ciel s’ouvre. Messire le curé de Madeleine, la p’tite, la Grande et Manche-d’Épée, trois villages souverains, sans compter la mission de Saint-Antoine à Gros-Morne qu’il dessert, lève les yeux : c’est en effet tout vide là-haut, pas un nuage, d’un bleu infini, ce qui s’appelle la couleur du ciel, avé Marie, trois fois merci19.

De cette souveraineté des trois villages, le docteur a dû en entendre abondamment parler, en particulier parce qu’il s’intéressait aux coopératives forestières. C’est au beau milieu de son séjour, en 1947, qu’il voit le curé jongler avec le retrait des hommes de Manche-d’Épée du syndicat municipal pour s’en fonder un « souverain ». Trois villages qui n’ont jamais aussi bien vécu ensemble que dans le respect de leur autonomie bien relative.

Ferron devient lyrique comme cela lui arrive peu souvent lorsqu’il décrit le paysage gaspésien. Parmi les lieux qui l’ont visiblement le plus impressionné se trouve le portage qui conduit de Gros-Morne à Manche-d’Épée. La première partie du trajet étant difficile à franchir, il se trouve bien content d’arriver en haut, car de ce sommet la route descendait vers Manche-d’Épée sur une large pente, d’inclinaison plus douce et tournée vers la mer qui à l’inclinaison répondait par la sienne […] la plus grande pièce d’eau que Maski ait jamais vue et dont il se ressouvient parfois, quand l’air lui semble grand et qu’il se plaît à respirer, content de peu et satisfait de tout…20

Du même endroit il dira, dans son historiette intitulée Le Golche : sur les hauteurs de Manche-d’Épée, où l’on se trouvait ravi, comme au sommet du monde, avec une vue infinie sur la mer, et dont la large pente, d’une déclivité égale, permettait ensuite à la route de serpenter, de redescendre avec une lenteur qui semblait voulue pour prolonger un plaisir dont on ne se lassait pas. Le Golche faisait penser à un purgatoire par lequel on se serait mérité le ciel21. Rien à ajouter.

La fréquentation des conteurs a amené l’apprenti romancier Ferron dans une direction vers laquelle il ne semblait pas aller avant son séjour en Gaspésie. S’il en a distillé la manière, il a aussi conservé du conteur à l’oral le côté fabulateur, qui se permet toute inventivité, toute exagération, qui fait entrer le rêvé dans le réel.

Dans le conte Chronique de l’Anse-Saint-Roch, Ferron décrit d’une manière qui puise dans le merveilleux l’installation des pionniers sur la côte nord de la péninsule. À sa façon de décrire les lieux, il révèle encore son admiration du paysage gaspésien installé comme un décor de théâtre : Entre le phare de la Madeleine et le port de Mont-Louis, la séparation de la terre et des eaux, vu la hauteur de la falaise, est incontestable. La côte n’est abordable que par les vallées, au nombre de quatre : trois qu’on aperçoit au large, l’autre qu’on ne voit pas. Les premières sont de l’est à l’ouest : Manche-d’Épée, Gros-Morne, Anse-Pleureuse : elles ébrèchent profondément la falaise, mais les anses où elles versent sont petites et ouvertes à tout vent22. Et la quatrième, tout aussi invisible à l’œil qu’elle est perceptible par l’imaginaire, il la nomme la vallée de la miséricorde.

Le conte laisse entendre que cette dernière a été rebaptisée l’Anse Saint-Roch en souvenir des pêcheurs qui descendaient le fleuve l’été en partance de Saint-Roch des Aulnaies, comme certains de nos ancêtres venus de la Côte-du-Sud pour peupler la péninsule, à commencer par Irénée Pelchat.

Variations sur la légende du manche

La légende du manche influence donc à plus forte raison l’auteur originaire du village que je suis. Sur une note à l’évidence plus personnelle, on me permettra de présenter trois scènes de fiction que ce récit fondateur m’a inspirées. J’ai profité d’occasions se présentant au fil de l’écriture pour interpréter notre tradition. L’imagination se coule avec facilité dans l’univers des légendes, ce qui m’a conduit à créer des séquences se rapportant à la découverte de l’objet jamais vu, mais toujours présent dans nos vies.

Combien de fois sommes-nous appelés à décliner le nom du lieu de notre naissance en réponse à des questions d’ordre administratif ou lors de conversations conviviales? Quelles que soient ces occasions, le nom de Manche-d’Épée ne laisse jamais mes interlocuteurs indifférents; allant de l’étonnement à la curiosité suscitée par son étymologie inusitée, des commentaires variés et sympathiques accompagnent ma réponse. Parfois, je dois répéter parce que les gens n’associent pas spontanément les deux mots. Rapidement, j’ai compris l’originalité de ce nom. Voilà sans doute pourquoi j’ai eu envie de le conter à ma façon :

A) Dans La forêt qui marche23, un roman jeunesse paru en 2000, l’action se déroule en 1814 sur les bords de la rivière Madeleine. L’histoire se veut une réinterprétation de la légende du Braillard, qui a fait l’objet de nombreuses versions. À un moment, le récit effectue un retour dans le passé pour rappeler la destruction des villages de la côte nord de la péninsule par les troupes du général anglais, Wolfe, en 1758.

Mont-Louis à cette date est un poste de pêche prospère sous la direction du sieur Mahiet, propriétaire de la seigneurie. Le roman nous permet de découvrir les habitants effrayés par l’annonce de la progression des Anglais que leur a révélée un personnage dénommé le Métis. Les pêcheurs décident d’aller affronter l’ennemi sur les rives de la rivière Madeleine, et c’est en s’y rendant qu’ils font une découverte :

LÀ OÙ EST RAPPORTÉE L’AVENTURE DES FANTASSINS DÉPENAILLÉS.

Le conciliabule fut court, le plan de Guillaume débattu, et on se mit d’accord sur la manière de l’exécuter. Les hommes prirent leurs haches, leurs fourches et leurs gaffes avant de partir sur la route des grèves en direction de la rivière de la Madeleine. Pour y parvenir, il leur faudrait traverser bon nombre de petites rivières.

Ils avaient parcouru la plus grande partie du trajet quand, soudain, ils firent une découverte qui en troubla plusieurs : sur les bords d’un minuscule cours d’eau anonyme, ils trouvèrent une épée cassée en deux et les épaulettes d’un militaire. Aucun autre indice de ce qui avait pu advenir ne subsistait dans les parages. Rien ne laissait croire qu’on s’était battu ou que l’éclaireur envoyé par les Anglais avait été tué. Car toute la troupe avait conclu sans hésiter qu’il s’agissait bien de l’arme et des ornements d’un Habit-Rouge.

    — Le Métis ne nous a peut-être pas dit tout ce qu’il savait? risqua Manceau le commis.

    — Qui nous dit que les régiments n’ont pas déjà traversé la rivière de la Madeleine? avança Fleury, un pêcheur normand.

    — La honte infligée à leur éclaireur, s’il n’est pas mort, les rendra fous de rage, osa prédire Mathurin.

    — Enterrons l’épée et les épaulettes, dit Guillaume le druide, et poursuivons notre marche. Soyons sur nos gardes.

C’est ainsi que ces fantassins dépenaillés, et armés pour pêcher la morue et cultiver les légumes, se remirent en route pour la bataille, la seule dans la vie de cette infanterie improvisée.

B) En 2001, j’entreprends l’écriture d’une série de romans intitulée « Les triplets de Gradlon ». Dans le deuxième tome, Brigitte, capitaine du vaisseau fantôme24, les personnages constatent la disparition de l’épée emblématique de leur village qui se nomme Lamedepierre. Comme vous le constatez, il s’agit d’un cas de détournement de légende :

Monsieur Pelletier dit :

    — Les pionniers qui voulaient s’installer sur les Côtes-du-Nord de la péninsule ne manquaient pas de courage. Cependant, ils avaient besoin d’un signe du destin pour se convaincre de la justesse de leur dessein, qui était de créer des habitations. Un jour, nos ancêtres, les vôtres et les miens, ont mis le pied sur la berge, en ce lieu qui allait devenir le village où nous vivons. En explorant les environs, l’un d’eux a marché sur une chose curieuse, enfouie dans le sable et les galets. Il a constaté qu’il venait de déterrer un singulier objet : une pierre taillée ayant la forme d’une épée longue comme le bras d’un homme. En beau granit, comme il y en a sur nos rivages, et dont on se sert parfois pour construire des temples et des musées. […]

À vrai dire, un certain mystère subsiste, mais nous avons toutes les raisons de croire qu’elle a été taillée par des gens qui y accordaient une valeur symbolique, et qu’elle a été transportée jusqu’ici. Ce qui est certain, c’est qu’elle ne faisait pas partie de la culture des Amérindiens, Micmacs et autres, dont nous retrouvons les traces des installations sur la côte. À Cap-Chat ou à La Martre, par exemple. L’histoire veut que l’homme qui a mis le pied sur notre épée de granit, conclut-il, était un monsieur Pelchat, dont Iseult est la descendante.

C) Enfin, dans un recueil intitulé Anthime et autres récits25, paru en 2014, une des histoires se déroule au lieudit Petit-Ruisseau, situé à l’ouest d’un village dont le nom n’est pas donné. Un enfant d’une dizaine d’années s’initie à la féérie de l’endroit en découvrant les personnages légendaires qui auraient pu l’habiter. Puis, vers la fin, son vieil interlocuteur lui dit, parlant du hameau :

Pense à l’épée qui est notre emblème, tu as remarqué qu’on ne la voit nulle part. Elle n’est pas au-dessus de nos têtes, comme celle de Damoclès; au contraire, je crois qu’elle est enfermée dans notre imagination parce qu’elle fait partie de l’existence de chacun de nous. Qu’on le veuille ou pas, nous en avons hérité à la naissance. Quand tu seras plus vieux et que tu voyageras, comme je l’ai fait dans ma jeunesse, les étrangers te demanderont d’où tu viens. Les gens te feront répéter, étonnés d’entendre ta réponse. Comme l’épée du roi Arthur, la nôtre a déjà existé, sauf qu’elle n’a pas appartenu à un héros qui aurait pu prolonger son souvenir. Un jour on l’oubliera, son histoire n’existera plus.

À suivre…

Cette possibilité que l’histoire du village s’efface petit à petit et qu’elle soit un jour oubliée n’est pas à exclure. Il n’a été le lieu d’aucun événement majeur, sa vie depuis l’arrivée de ses fondateurs s’est déroulée en toute modestie. Toutefois, les récits qui la composent constituent une trame qui s’accorde à l’histoire gaspésienne et qui vaut la peine d’être mise en perspective. Des femmes et des hommes y ont de bonne foi investi leurs ambitions et leurs espoirs. Ce fut aussi le lieu de divers revers de fortune, de chagrins et de malheurs. Leur mémoire ne peut sombrer dans l’oubli. Comme on dit en littérature, c’est le roman de nos origines.

Remerciements :

Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.

Notes et références:

1. Cité dans J. Camille Pouliot(1934), La grande aventure de Jacques Cartier, Québec, page 199.

2. Yorkshire Post & Leeds Intelligencer, samedi 18 janvier 1868.

3. F-X Bossé, « La Gaspésie en 1872», La Revue d’histoire de la Gaspésie, vol VI, no 4, oct.-déc. (24) 1968, p. 179.

4. Eugène Rouillard (1899), La colonisation, sous la direction du commissaire de la Colonisation et des Mines, p.134.

5. Pierre-Georges Roy (1906), Les noms géographiques de la province de Québec, Lévis, p. 354.

6. Alfred Pelland (1914), La Gaspésie : esquisse historique, ses ressources, ses progrès et son avenir, gouvernement de la province de Québec, département de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, p. 269.

7. Eugène Rouillard (1914), Dictionnaire des rivières et des lacs de la province de Québec, département des Terres et Forêts, p. 93.

8. Eugène Rouillard (1916), Nomenclature des noms géographiques de la province de Québec, département des Terres et Forêts, 90 pages. Une 2e édition a paru en 1921, mais je ne suis pas parvenu à la retrouver.

9. Hormidas Magnan(1925), Dictionnaire historique et géographique des paroisses, missions et municipalités de la province de Québec, Arthabaska, Québec, p. 562-563.

10. E-B Deschênes, « Essai de toponymie Gaspésienne », Revue d’histoire et de traditions populaires de la Gaspésie, vol. XV, no 3, juillet-septembre 1977 (59), p. 148. Ce texte a d’abord paru dans le Bulletin des recherches historiques, Lévis, en 1936.

11. Carmen Roy (1955), Littérature orale en Gaspésie, Ottawa, ministère du Nord canadien et des Ressources nationales, p. 35. Une seconde édition revue et augmentée a été publiée chez Leméac en 1981.

12. Marcel Plamondon (1980), Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p. 13.

13. Roland Provost (1989), Tricentenaire des seigneuries gaspésiennes concédées à Denis Riverin, album-souvenir 1688-1988, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M., non paginé.

14.  L’article précédemment cité du frère Deschênes résulte de toute évidence de ces notes de recherche.

15. Marie Le Franc (1938), Pêcheurs de Gaspésie, Le livre moderne illustré, Paris, p. 108.

16. Yves Thériault (1976), Moi, Pierre Huneau, Hurtubise HMH, Montréal; nouvelle édition BQ, Montréal, 1989, introduction Renald Bérubé, p. 122.

17. Noël Audet (1981), ah, l’amour l’amour, Les Quinze, éditeur, Montréal p. 70.

18. Serge Bouchard (2012), C’était au temps des mammouths laineux, Boréal, Montréal; Boréal compact, 2013, p. 132-133.

19. Jacques Ferron (1980), Gaspé Mattempa, Éditions du bien public, Trois-Rivières, p. 18.

20. Op. cit., p. 29-30.

21. Jacques Ferron, « Le Golche », L’Information médicale et paramédicale, vol. XXXII, no 15, 17 juin 1980, p. 8. Merci à Luc Gauvreau de m’avoir remis le texte.

22. Jacques Ferron, Contes, BQ Bibliothèque québécoise, Montréal, 1993 p. 263.

23. Bernard Boucher (2000), La forêt qui marche, Montréal, Boréal, p. 83.

24. Bernard Boucher (2002), Brigitte, capitaine du vaisseau fantôme, Montréal, Boréal, p. 24.

25. Bernard Boucher (2014), Anthime et autres récits, Québec, L’instant même, p. 80.

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