La pointe du Wrack (Raque)
Publié le 18 mai 2016 - Dernière modification le 4 décembre 2017.À chaque fois que le golfe se tourmente comme cela, (…)
il me semble y démêler encore les gémissements
et les cris d’appel des passagers (…)
De tribord à bâbord
Faucher de Saint-Maurice
Le poste de pêche de Manche d’Épée commence son existence lorsqu’un bateau s’échoue sur les plains, à portée de la vue de ses habitants. Selon un témoin de l’époque, c’est le 10 décembre 1867 que le Woodstock se brise sur une pointe rocheuse située à environ un kilomètre à l’ouest de la rivière. On imagine le choc que cette catastrophe provoque dans le hameau. Par un hiver particulièrement rude, il s’agit du second échouement à survenir en moins d’une douzaine de jours sur la rive nord de la péninsule gaspésienne : le 30 novembre, un premier voilier appelé Swordfish s’est écrasé sous les caps à proximité de Grand-Masle — le nom de Gros-Morne dans ce temps-là. Le matelot André Castagne, victime de graves engelures, nous a laissé un récit précis et saisissant de la tragédie intitulé Histoire d’un vieux marin. Le sort des rescapés de l’un et l’autre navire s’en trouve intimement lié. Toutefois, le drame du Woodstock révèle des zones d’ambiguïtés qui n’ont pas été élucidées.
Le Woodstock dans la tourmente
Le Woodstock quitte Québec à destination de Grimsby, petite ville située sur l’estuaire Humber, non loin de Hull, son port d’attache sur la côte est de l’Angleterre. Le voilier transporte une cargaison de bois de construction. Il se fait tard dans la saison pour entreprendre la traversée, car le fleuve Saint-Laurent gèlera bientôt.
Le Woodstock est une goélette à trois mâts de 967 tonneaux construite à Québec dont le certificat d’enregistrement remonte au 8 octobre 18501. Âgé de 17 ans, le bateau est déjà considéré comme vieux, ce qui explique pourquoi la Lloyd’s l’a classé Æ, une classification qui témoigne de son usure et du risque accru qu’il représente pour un assureur2. La goélette en bois mesure 151 pieds 7 pouces de longueur, 31 pieds 5 pouces de largeur et fait 21 pieds 8 pouces de profondeur. Le certificat mentionne aussi la présence d’une figure de femme gravée sur la poupe. À l’évidence, c’est un gros navire, l’un des plus gros à s’échouer sur les côtes de la Gaspésie.
Le propriétaire étant une entreprise anglaise, la John Bilton and Co., l’équipage provient largement de Hull où elle a son siège. Le capitaine se nomme John Skinner Caswell; jeune officier de 30 ans, il a franchi tous les échelons de la marine marchande britannique pour occuper ce poste pour lequel il a obtenu son certificat de compétence le 15 octobre 18633, trois jours après avoir déposé sa demande. Donc, en apparence tout semble harmonieux. On sait que dix-sept personnes relèvent de son autorité. Contrairement au Swordfish, il n’est pas possible, en l’absence d’un récit détaillé, de décrire sa navigation à partir de Pointe-au-Père, où descendent alors les pilotes qui conduisent les navires depuis Québec. Les témoignages et les rapports font tous état d’un hiver glacial. Pour qui connaît les tempêtes sur la côte nord de la Gaspésie, les vents dominants, que ce soit le noroît ou le nordet, poussent tous deux les bateaux vers le rivage. On le verra avec le Swordfish, même en optant pour une route au large, ces vents peuvent provoquer un changement de direction radical, surtout en cas d’avarie.
Que s’est-il produit à bord du Woodstock pour qu’il se déroute à son tour et vienne se briser sur les rochers le 10 décembre, par un froid de loup4, selon les mots de Timothée Auclair de Rivière-à-Claude rapportant les événements de l’année 1867 à Antoine Bernard, propos que ce dernier publiera dans la seconde édition de La Gaspésie au soleil en 1931. Des sources font valoir qu’une rixe à bord, on parle même d’une mutinerie, se serait produite et aurait vraisemblablement causé la perte de la goélette et d’une partie de son équipage. Dès le 13 décembre, on retrouve dans le registre de la Lloyd’s les observations suivantes dans l’ordre où elles apparaissent : le bateau est détruit près de « Magdalen River », la cargaison jonche la plage, le capitaine et des membres de l’équipage sont morts et les survivants sont gravement gelés5.
La navigation du Swordfish
Les naufrages survenus à Gros-Morne et à Manche-d’Épée étant liés dans le temps et l’espace, parlons dans l’ordre du Swordfish avant de poursuivre avec l’énigme du Woodstock.
Le matelot André Castagne, dans le livre qu’il publie en 18826, décrit la navigation du brigantin, la catastrophe et les événements des semaines qui suivent; il raconte l’accident en lui-même, la mobilisation de la population pour secourir les rescapés, les soins reçus et sa convalescence.
Le Swordfish est un voilier à deux-mâts de 146 tonneaux qui mesure 94 pieds 4 pouces de longueur, 23 pieds de largeur et 10 pieds 8 pouces de profondeur7. Le matelot parle d’un brigantin, bien que son certificat d’enregistrement le décrive comme étant une goélette en bois ayant une poupe carrée. Cette différence s’explique avec vraisemblance par le fait qu’il s’agit d’une goélette classique de gréement brigantin. Elle a aussi été construite à Québec, mais en 1858. Le navire appartient à James W. Bigelow de Cape Canso en Nouvelle-Écosse, et son port d’attache est Halifax. Sous la direction du capitaine F. Duquet junior, le bateau transporte une cargaison de hareng et de bois. Son équipage se compose de six personnes, dont la cuisinière, née Julien, qui est la femme du marin Antoine Laprise.
Le Swordfish part de Québec le 27 novembre 1867 après que les rigueurs hâtives de la saison se soient relâchées selon l’expression de Castagne. Le pilote descendu à Pointe-au-Père, le 28 au matin, le vent se lève aussitôt et la neige commence à tomber. Malgré le temps maussade, le voilier poursuit sa route sans difficulté, si bien que le 29 en fin de journée, l’équipage aperçoit les deux rives du fleuve. Comme les revirements surviennent brusquement dans l’estuaire, dès huit heures le soir même, la situation se dégrade : le Swordfish étant en pleine tempête, le risque est grand, s’inquiète le matelot, de perdre la maîtrise du bateau.
Les conditions se détériorent au point où les voiles sont emportées et que la timonerie est recouverte de glace : il devient impossible de tourner la roue du gouvernail, et malgré les manœuvres qui sont tentées toute la nuit, le 30 novembre au matin, peu avant quatre heures, le capitaine voit la terre et ordonne de virer de bord.
Le voilier se brise sur les rochers
L’équipage ne pouvant exécuter les ordres, le bâtiment frappa avec violence le rocher qui se dressait en face : un craquement sinistre se fit entendre; le vaisseau devint comme rompu, puis il pencha sur le côté. À chaque vague qui venait se briser sur le roc, le Swordfish disparaissait sous l’eau.
Prisonnier de l’épave, l’équipage cherche une manière d’arriver à terre. Castagne à l’idée d’abattre le grand mât pour qu’il tombe en direction du cap. Malheureusement, trop court, il n’atteint pas le rocher. À huit heures, les naufragés marchent à tour de rôle sur cette passerelle de fortune, puis ils se jettent à l’eau pour gagner le rivage; la passagère se voyant incapable de se sauver, cela donne lieu à des scènes douloureuses tout comme à l’instant où le capitaine Duquet glisse et est emporté par la vague. Les survivants ignorent qu’ils se trouvent à quelques pas de l’anse de Gros-Morne ou logent trois familles.
Naufrages à répétition
Depuis le début du 19e siècle, la marine marchande britannique connaît un nombre exagérément élevé de naufrages, à tel point que la presse et la littérature en font un thème à la mode. Le poids en pertes humaines et le coût des dégâts matériels finissent par exercer une pression sur le gouvernement qui se définit par un non-interventionnisme officiel. Vers la fin des années 1860, la situation s’aggrave pour atteindre un nombre qui va de 800 à 2 000 pertes de vie par année attribuables à ces catastrophes. Un article paru dans The Québec Gazette le 13 janvier 1868 en atteste : reprenant une information publiée dans la Shipping and Mercantile Gazette de Londres, il mentionne (je traduis8) que le nombre de naufrages rapportés pour la semaine se terminant le 28 décembre s’élève à 44. Cela représente un total de 2917 pour l’année [1867]. Ce nombre inclut évidemment les disparus du Woodstock et du Swordfish qui se révèlent, à eux deux, assez emblématiques de la situation, de la navigation au long cours pour le premier et du cabotage pour le second. Des causes comme le mauvais temps, les erreurs humaines, les collisions, l’évolution mal maîtrisée des bateaux à vapeur, le vieillissement des voiliers et les surcharges sont citées. En toile de fond se profile une concurrence élevée qui amène aussi une exploitation au maximum de leurs possibilités des bateaux existants9, au-delà de leurs capacités en tonnage et par tous les temps.
Pour le transport du bois destiné à la construction navale, en déclin parce que remplacée par la construction en métal, les bateaux utilisés sont de vieux bateaux en fin de carrière10 auxquels l’on fait porter une cargaison qui peut dépasser de 45 % son tonnage de port […] incluant une cargaison de pont égale en général à 10 % du total11. Il n’y a pas de raison de croire que le Woodstock a échappé à ce traitement.
Au chapitre des erreurs humaines, deux sujets brûlants sont ciblés : la consommation d’alcool à bord et la formation des capitaines et des officiers. Si le premier devient tabou par suite de tentatives maladroites de contrôle, le second donne lieu à des mesures plus ou moins efficaces de validation des compétences. La jeunesse et le manque d’expérience sont soulevés, mais ce sont les évaluations complaisantes qui engendrent la suspicion dans un contexte de libre entreprise où les dirigeants sont jaloux de leurs prérogatives. Dans cette atmosphère de défiance, les rapports des hommes de l’équipage avec le capitaine et les officiers sont régis par la loi « maîtres et serviteurs », et aucun changement ni essai de législation n’est entrepris12, même que ces problèmes humains sont plutôt occultés par un discours romantique sur les vertus et les souffrances du marin anglais.
Alors que les circonstances de l’accident du Swordfish sont attribuables à la météo grâce à la description qu’en donne Castagne, nous verrons que celui du Woodstock comporte des énigmes qui pourraient bien ne pas être étrangères à l’univers malsain qui enveloppe la marine marchande britannique.
L’aide aux rescapés
Les survivants du Swordfish — cinq hommes qui ont réussi à débarquer sur le plain et une femme qui est demeurée coincée sur le voilier —, soumis à un froid arctique, témoignent de souffrances abominables. Encore capable de se mouvoir, le second, Cyprien Morin, part en direction de L’Anse-Pleureuse. Au moment où, affaissé, il n’a plus espoir de se relever, il est découvert par deux hommes à un demi-kilomètre du hameau composé de cinq maisons et où résident une trentaine de personnes.
Sur-le-champ, un habitant est dépêché à Mont-Louis auprès du missionnaire, l’abbé David Roussel. Pendant ce temps, une quinzaine d’hommes se dirigent vers le lieu du naufrage. Tandis que l’abbé Roussel se met à la recherche de maisons pour héberger les marins à Mont-Louis, le 3 décembre, la tempête s’étant apaisée et la mer étant devenue plus calme, deux barges furent appareillées. On alla chercher les malheureux, plutôt morts que vivants, qui gémissaient […] dans un abri ouvert de tous les côtés et la dépouille de la femme d’Antoine Laprise, morte entre-temps.
Le missionnaire fait emmener Morin, Laprise, ainsi que les deux Irlandais Reilley et Boyle à Mont-Louis, mais juge que Castagne est déjà trop malade pour supporter les fatigues d’un nouveau trajet et le laisse à L’Anse-Pleureuse. Les conditions de vie dans les maisonnettes de pêcheurs trahissent une grande misère. Le récit dit que la maison où se trouvait le malade était délabrée; des fissures laissaient passer la neige à travers les pans de murs. Une famille pauvre habitait cette masure. La seule nourriture qu’on y voyait consistait en hareng et patates; pas de viande et pas de pain, une description qui montre le dépouillement et la résignation des pionniers.
Conscient que ces hommes ne survivront pas sans l’aide de la médecine, l’abbé Roussel fait parvenir une lettre à l’agent des douanes à Québec pour obtenir des secours. Entre-temps, le désir de Castagne de rejoindre ses compagnons à Mont-Louis est exaucé lorsque huit hommes qui avaient avec eux une sleigh attelée à un bœuf de deux ans l’enveloppent dans des couvertures pour le transporter à petits pas. Comme il le remarque, dans ces parages, point de chevaux.
Le matelot est probablement arrivé à destination depuis peu lorsque le Woodstock passe au large avant d’aller se fracasser sur un rocher un peu à l’ouest de Manche-d’Épée. Bien qu’aucun récit ne nous renseigne sur ses difficultés de navigation ni sur les péripéties de son échouement, le recoupement de quelques sources nous aide à en percevoir l’ampleur. Tout d’abord, c’est une lettre de John de Ste-Croix de Rivière-au-Renard, datée du 16 décembre et adressée à William Hyman de Grande-Grave, lui disant : c’est pour vous informer que nos hommes et notre bateau de retour de l’épave du Woodstock ont ramené quatre marins naufragés, y compris le chef officier survivant; ils ont un grand besoin d’assistance médicale […] leurs mains et certains de leurs pieds sont gravement gelés. Il en reste encore deux à l’endroit où ils ont échoué […]13, lettre donc qui nous fournit les premiers renseignements sur les secours. De Ste-Croix est un marchand de poisson originaire de Jersey qui tenait un magasin au centre de Rivière-au-Renard en même temps qu’il était maître de poste. En 1864, ses affaires vont mal et il vend son entreprise à Hyman14. Le ton de sa lettre laisse entendre qu’il demeure partenaire de l’entreprise.
Qu’est-ce qui explique que ce marchand ait envoyé l’un de ses bateaux à Manche-d’Épée? La réponse est la suivante : les naufrages, fréquents sur la côte nord de la Gaspésie, constituaient une importante source de revenus pour William Hyman […]. Les navires échoués étaient vendus à l’enchère par la compagnie d’assurance Lloyd’s, et il arrivait que deux ou trois marchands s’entendent pour se partager la cargaison15. À la recherche d’une autre occasion de s’enrichir, celui-ci se retrouve cette fois devant une mission secourable.
Au début, les journaux de Québec établissent difficilement le nombre exact de survivants et de morts. Ils rapportent que certains hommes ont eu la vie sauve grâce à des pièces de bois sur lesquelles, peut-on en déduire, ils ont marché pour atteindre la rive. Tout comme de Ste-Croix, leurs articles font état de graves engelures. Finalement, on finit par déterminer que l’on compte dix survivants et huit morts. Un journal anglais donnera la liste des disparus et leur âge : John S. Caswell, 30 ans, capitaine; William Hallet, 35 ans, maître d’équipage; John Farr, 39 ans, deuxième maître d’équipage; William Currie, 38 ans, intendant; William Élliott, 35 ans, matelot; R. Davies, 30 ans, matelot; L. Foot, 17 ans, simple matelot et James Kelly de Québec16.
Le nombre de morts, huit, correspond exactement au souvenir que Roland Pelchat tient de sa mère Rose-Aimée Boucher, fille d’Alfred et de Rose-de-Lima Pelchat, de la lignée d’Irénée le fondateur, qui l’avait sans doute entendu de la bouche de son grand-père Louis et des vieux du village. Un souvenir qui montre la force de la tradition orale.
D’autres questions se posent sur le sort des survivants : dès le 16 décembre, nous savons que quatre d’entre eux sont arrivés à Rivière-au-Renard et que deux sont demeurés à Manche-d’Épée. Qu’advient-il des quatre autres? La réponse se trouve probablement du côté de l’abbé Roussel que les résidents de Manche-d’Épée ont de toute évidence appelé à l’aide pour qu’il vienne au secours des vivants et assurément bénir les défunts, tout protestant qu’ils soient. Un vieux document intitulé Traditions du Mont-Louis, contenant un long récit où il est question de son zèle pour le soulagement physique et spirituel des naufragés des deux goélettes qui ont péri en 1867, à L’Anse-Pleureuse et au Manche-d’Épée17, confirme le dévouement de l’abbé. Il aura trouvé une solution devant le nombre trop élevé de marins pour les capacités d’hébergement du poste de pêche.
Ce qu’en rapportent les journaux
Sans croire que cette recherche est exhaustive, je suis parvenu à rassembler une dizaine d’articles parus dans des journaux de Québec et d’Angleterre afin de comprendre comment la nouvelle s’était frayé une place dans l’actualité de l’époque18.
En ayant à l’esprit que les journaux du 19e siècle tiennent en peu de pages, limitant en général le traitement de l’information à des entrefilets, Le Canadien de Québec publie trois textes le lundi 16 décembre 1867 dans une colonne intitulée « Nouvelles maritimes » : premièrement, il signale qu’un bateau inconnu a été jeté sur la côte à 12 milles au-dessus de la rivière Magdeleine, naufrage dont dix membres de l’équipage se seraient sauvés, avance-t-il. Plus bas, en quatre lignes, on lit que le navire Woodstock, de Hull, a fait naufrage au Dépôt de la Marche (Marche-Depot) nom dans lequel l’on reconnaît une déformation de Manche-d’Épée. Le capitaine et sept hommes de l’équipage sont noyés. Il est probable que ce soient là des renseignements transmis de bouche à oreille, le télégraphe n’est pas encore arrivé en Gaspésie à cette date.
Dans la même colonne, un autre article annonce le naufrage du Swordfish. Parmi les précisions apportées, notons celle se rapportant à la cargaison du brigantin composée de hareng et de bois. Alors que les dates avancées sont exactes, le nombre de survivants et de disparus est dans ce cas inversé.
Toujours le lundi 16 décembre, Le Courrier du Canada reprend en cinq lignes les renseignements faisant état d’un navire jeté sur la côte à douze milles au-dessus de la rivière Magdeleine. Il croit savoir que douze hommes ont péri et que dix se sont sauvés.
Maintenant, voici en synthèse les nouvelles rapportées dans les journaux britanniques. On ne sera pas surpris de voir que le premier à communiquer à ce sujet est le Hull & Eastern Counties Herald le jeudi 19 décembre 1867. Le titre de l’article est : Perte d’un bateau de Hull et d’une partie de son équipage. Il parle du voilier Woodstock appartenant à la John Bilton and Co. en route de Québec vers Grimsby qui a fait naufrage près de Gaspé et de la disparition de plusieurs hommes. On ajoute que le Woodstock était un navire de tonnage important. On sent l’inquiétude pour les marins de la ville et de la région.
Le lundi 27 décembre, le London Evening Standard et le Yorkshire Post & Leeds Intelligencer font écho à leur tour à l’accident : on lit que le capitaine Caswell s’est noyé. Le mardi 31 décembre, The Globe rapporte une dépêche du 13 décembre en provenance de Québec qui confirme la disparition du capitaine, de deux maîtres d’équipage et de cinq hommes; on fait aussi état de dix survivants. Du capitaine Caswell, il est dit que c’était un jeune homme prometteur, neveu de l’avocat Dobing, par ailleurs armateur, et qu’il avait commandé un navire de son oncle.
C’est dans un autre journal de Hull, soit The Hull Packet & East Riding Times du vendredi 3 janvier 1868 que sont révélés le nom et l’âge des marins disparus, et dont nous avons déjà pris connaissance.
Cependant c’est en provenance du Yorkshire Post & Leeds Intelligencer, du samedi 18 janvier 1868, qui avait rapporté le naufrage le 27 décembre, que nous parvient la nouvelle la plus percutante au sujet du Woodstock. Le sous-titre de l’article est : Meurtre supposé du capitaine. La colonne se divise en deux parties : un texte journalistique suivi de la reproduction d’une lettre, celle que John de Ste-Croix a adressée à William Hyman. À la lecture de celle-ci, l’on apprend que le corps du capitaine a été retrouvé la gorge tranchée. Le journaliste en conclut qu’il a été cruellement assassiné et que les survivants doivent être détenus afin que la situation soit élucidée. Il lui semble évident qu’une mutinerie a conduit au naufrage du bateau.
Par ailleurs le journal signale que la lettre est entre les mains du docteur Moody; lorsqu’il écrit à Hyman, de Ste-Croix lui demande avec insistance d’intervenir auprès dudit docteur afin qu’il vienne au secours des quatre marins qu’il a recueillis. De toute évidence, Hyman a fait suivre la lettre au docteur et ce dernier aura choisi de la transmettre aux journaux.
Le contexte n’est peut-être pas le plus serein pour l’écrire, mais je souligne cependant que le nom de Manche-d’Épée apparaît dans ce journal, c’est possiblement la première fois qu’il est mentionné dans une publication. Le toponyme naissant reçoit un début de reconnaissance.
Enfin, dans le Shields Gazette & Daily Telegraph du 31 janvier 1868, une dépêche en provenance de Québec porte sur la mission de sauvetage des naufragés effectuée par le docteur Parke. Plus tard, le samedi 13 juin 1868, le Bridlington Free Press traite du meurtre probable du capitaine Caswell. Mais avant, voyons quels sont les soins prodigués aux blessés.
Les secours du docteur Parke
En écrivant à l’agent des douanes à Québec dans le but d’obtenir les secours d’un médecin, l’abbé Roussel s’adresse à l’autorité responsable de la certification des navires et par conséquent des équipages. Il ne faut pas en conclure qu’aucun médecin n’exerce dans des municipalités situées plus près : déjà, vers 1850, le docteur Joseph Lespérance s’établit à Sainte-Anne-des-Monts, mais comme il décède en 1857, nous ignorons s’il a un successeur au moment de l’accident; par contre, le docteur Jean-Pierre Pelletier est installé à Matane depuis 1862, tandis que les docteurs Duquette et Dubé sont en poste à Rimouski en 186719. L’abbé considère, de toute évidence, qu’il vaut mieux recourir aux instances publiques afin qu’elles désignent un médecin, le mandatent et le rémunèrent pour cette mission. Un docteur envoyé par le gouvernement, résume Timothée Auclair.
À Mont-Louis
Le Docteur Parke arrive à Mont-Louis le 31 décembre, soit un mois exactement après le naufrage. En 1867, le train s’arrête à Rivière-du-Loup et la route ne s’avance pas très loin sur la côte. Cela explique pourquoi, pour l’envoyé et ses deux accompagnateurs, il fallut aller en raquette à partir de Sainte-Anne-des-Monts : et, quatorze lieues séparaient cet endroit [de leur] destination, est-il écrit dans le récit du vieux marin. Quatorze lieues qui font 67,5 kilomètres.
Aussitôt, le docteur se dirige au chevet d’André Castagne, soit à la maison de M. Joseph Fournier où un lit avait été préparé pour le naufragé; en attendant le médecin, ses hôtes lui donnèrent tous les soins possibles malgré la modestie de leurs moyens. Comme le constate le malade, bien des choses nécessaires à la vie, entre autres le pain, manquaient à ces pêcheurs. Chez eux la base de la nourriture était les pommes de terre, rien là d’étonnant quand on sait que le moulin à farine le plus près se trouve alors à Sainte-Anne-des-Monts et qu’il s’en construira un à Ruisseau-des-Olives en 1875 seulement.
Dès le lendemain, soit le 1er janvier 1868, le docteur se voit contraint d’amputer les phalanges des deux mains du matelot. L’opération terminée au grand soulagement de ce dernier, Parke lui dit : je vais me rendre à Manche-d’Épée où m’attendent les malheureux échappés au naufrage du navire Woodstock.
À Manche-d’Épée
Faute d’un rapport qui serait parvenu jusqu’à nous, essayons plutôt d’imaginer le déroulement des événements et l’atmosphère qui règne dans le poste de pêche à compter du 10 décembre. La population du hameau se compose ce jour-là de quatre familles qui représenteraient, tout indique, quinze personnes : avec Irénée Pelchat et Angélique Drouin habitent les « jeunesses », Louis, 19 ans et Antoine, 17 ans. Leur fille Desneiges et son mari William-Guillaume Davis ont deux enfants, Napoléon, quatre ans et Georges, huit mois. Johnny Campion et Flore Fournier sont, eux, les parents de Lucie qui a quatre ans et de Joseph, deux ans. Sur les terres du haut de la rivière sont installés Joseph-Octave Fournier, le frère de Flore, et sa femme Caroline Campion, la sœur de Johnny. Leur ainé Ozildas est décédé à dix-huit jours l’année précédente et selon ce qu’il est possible d’en déduire, leur dernier-né, Octave, serait âgé de 5 mois d’une courte vie qui se terminerait en1869, à deux ans.
Quel temps fait-il, neige-t-il, vente-t-il, comment savoir, mais il fait froid, c’est certain. Soudain, des marins à moitié gelés, blessés peut-être, s’approchent et appellent au secours. Les résidents découvrent qu’un grave accident vient de se produire près de chez eux. Ils descendent sur le plain pour apercevoir par en haut l’immense voilier monté sur les cayes. C’est la mobilisation.
Sans attendre, les hommes et les jeunesses accourent dans la neige sur les lieux de l’échouement. Difficile de communiquer avec ces malheureux qui parlent anglais. À moins que William-Guillaume, originaire de Percé, village majoritairement anglophone à l’époque, ou Johnny Campion, dont la mère est d’ascendance jersiaise, connaissent leur langue? Rapidement, on dénombre dix survivants, dont au moins six blessés. L’atmosphère est tendue. Puis on comprend qu’il y a des morts, huit sont là qui gisent sur le rivage. Lequel parmi les pêcheurs constate le premier qu’au nombre des cadavres il s’en trouve un qui présente une vilaine coupure au cou? On dirait un coup de couteau.
Tout le monde se met d’accord, il faut transporter les hommes au chaud; les maisons s’ouvrent pour les accueillir, mais elles ne sont que quatre, petites, et ils sont dix : comment les loger et les nourrir? L’épave repose-t-elle assez près de la rive pour qu’on puisse monter à bord y dénicher des biens, surtout de la nourriture?
Sans tarder, il est convenu d’alerter l’abbé Roussel : deux hommes sont dépêchés, une jeunesse, Louis peut-être, puis un autre. Comme il arrive malgré l’isolement que des voyageurs circulent sur la côte, parions que les gens de la place ont eu connaissance de l’histoire du Swordfish.
Les naufragés s’installent tant bien que mal. Chaque famille apporte sa contribution. Une même inquiétude doit tous les préoccuper : si la blessure au cou n’est pas un accident, il se pourrait qu’un assassin se trouve parmi les réchappés de l’épave.
Imaginons toujours la suite : le missionnaire arrive au plus tôt le 12 décembre, un jeudi. On s’entend pour enterrer les morts au pied de la falaise. Quant aux vivants, on ne voit pas comment ils pourraient tous demeurer sur place, ils sont trop nombreux. Peut-être l’abbé apprend-il à Joseph-Octave que son père héberge déjà à Mont-Louis Castagne, un rescapé du Swordfish, en attendant la venue du docteur?
Sur ces entrefaites, un bateau mouille dans l’anse, celui de Hyman de Grande-Grave qui s’arrête pour examiner le Woodstock et sa cargaison. Le marchand possède des goélettes qui, en saison, chargent le poisson dans les ports de collecte comme Mont-Louis pour l’acheminer à Gaspé. Ses marins ne sont pas inconnus des pêcheurs. Sans oublier qu’Irénée se rendait fréquemment à Rivière-au-Renard quand il était postillon; il aura sans doute été question de John de Ste-Croix, l’ancien maître de poste, dans la conversation.
Après discussions, les engagés de Hyman acceptent que quatre blessés montent avec eux. Quatre autres, valides, iront à Mont-Louis retrouver David Roussel. Il en reste deux, perclus d’engelures, trop mal en point pour le moindre déplacement. Depuis le 10 décembre, les habitants, peut-on croire, interprètent le naufrage à leur manière, comme il en sera assurément mention pendant des années; ils explorent, pourvu qu’elle soit accessible, l’épave en attendant la venue du docteur que Roussel a demandé. Un hiver qui s’annonçait aussi calme que le précédent qu’ils ont passé dans leur poste nouvellement créé s’en trouve d’un coup bouleversé.
Enfin, le docteur Parke arrive pour prendre soin des deux éclopés. Dans quel état les découvrent-ils, doit-il une fois de plus procéder à des accourcissements comme cela se disait auparavant? Le médecin demeure deux jours à Manche-d’Épée puis retourne auprès de Laprise qu’il ampute d’un pied. Le 4 janvier, le docteur Parke et l’abbé Roussel effectuent une visite à Castagne qui se porte déjà mieux; ce dernier supplie cependant le médecin de lui ôter les pieds pour que sa condition s’améliore.
Grâce au livre du matelot, nous savons que le dix, eut lieu le départ du docteur Parke. Il partit accompagné de Cyprien Morin, le second, qui se rendait à Québec. C’était un vendredi. Pas plus tard que le mardi 14 janvier, une dépêche en provenance de Québec sous le titre Le naufrage du Woodstock de Hull nous apprend que le docteur Parke, qui avait été envoyé à Mont-Louis pour prendre soin des infortunés marins du bateau [en référence au Woodstock] est revenu dimanche avec huit hommes, en laissant cinq derrière lui, trop malades pour être déplacés. Cette dépêche paraît dans le Shields & Daily Telegraph, le 31 janvier.
Comment interpréter ce chiffre de huit? S’agit-il de huit marins du Woodstock? Au total des deux naufrages, nous comptons quinze survivants. Parmi ceux du Swordfish, un seul est retourné à Québec et quatre demeurent à Mont-Louis. Ce qui signifie qu’un ou deux matelots du Woodstock sont restés en Gaspésie. À Manche-d’Épée?
La pointe du Wrack
Naufrage en anglais se dit wreck. Depuis toujours, lorsque les gens du village parlent de la pointe où le voilier s’est fracassé, ils disent la pointe du « wrack ». C’est de cette manière qu’elle s’est inscrite dans la toponymie locale.
En 1867, la Nouvelle-France n’existe plus depuis plus d’un siècle et la gouvernance du pays est anglaise depuis ce temps. L’encre est à peine sèche sur le papier de la nouvelle Confédération canadienne, signée le 1er juillet, lorsque survient le naufrage du Woodstock.
Le docteur qui est missionné pour venir en aide aux rescapés appartient à la société anglophone de Québec. Dans ses conversations avec les malades et les gens de Manche-d’Épée, il utilise inévitablement le mot wreck en référence à l’accident et pour désigner le lieu où il s’est produit. Toujours est-il que cette pointe — dont le relief a été émoussé avec l’élargissement de la route — aurait pu s’appeler « pointe du naufrage » dans un contexte historique différent, mais elle est devenue la pointe du Wrack. Quoique son orthographe pourrait aussi être francisée : dans ses notes de 1928, le père Deschênes, toponymiste, écrit « la Pointe-du-Raque »20. Il s’agit d’un anglicisme de bon aloi comme dans les expressions « je suis raqué » quand on s’échoue de fatigue ou « tomber en raque » lorsque son véhicule est en panne.
Qu’en est-il de l’épave? La tradition acceptait que les populations locales y pénètrent pour en retirer tout ce qui pouvait combler leurs besoins, et ils étaient immenses. Castagne rapporte comment les hommes de L’Anse-Pleureuse se sont emparés de ce qui était transportable sur le Swordfish. Nous savons avec certitude que Louis Pelchat utilise du bois récupéré du Woodstock pour construire sa maison.
Bien que l’échouement se soit produit à l’ouest du village, Alain Therrien de Tourelle nous apprend que l’épave repose dans l’anse de Manche-d’Épée par dix mètres de profondeur à marée basse. C’est en août 2014 que le plongeur, qui explore le paysage sous-marin de la Haute-Gaspésie, a découvert les restes du Woodstock21. Il en a remonté deux artéfacts, des pièces en laiton qu’il a l’intention de confier à un musée. Selon son hypothèse, le déplacement de l’épave vers le site où il l’a trouvée s’expliquerait par la fonte de la banquise et l’effet des marées violentes le printemps venu. Ces phénomènes naturels conjugués à la poussée du courant, très fort à cet endroit, auraient entraîné le voilier vers le centre de la baie où il repose au nord du haut-fond qui la traverse suivant une ligne qui va de la pointe du Wrack au Gros Rocher22. Avec les années, les restes sont de moins en moins visibles sous l’effet de la marée qui y dépose des galets.
Le livre de Castagne
Dans l’état où les amputations l’ont laissé, André Castagne ne peut plus travailler pour subvenir aux besoins des siens. En témoigne ce souvenir de Timothée Auclair qui raconte : vingt ans plus tard, je l’ai vu à Québec dans un bar prenant un verre de bière. Il tenait son verre avec ses deux palettes23, faisant référence à ses doigts mutilés.
Castagne descend d’une famille originaire de Gascogne en France. Son ancêtre Jean-Baptiste émigre et s’installe à Baie-Saint-Paul. Son grand-père, appelé Philippe, fait partie du groupe des fondateurs du Saguenay. En 1856, André se marie avec Philomène Desmeules, ils habitent Québec où ils ont sept enfants.
Une quinzaine d’années après la disparition du Swordfish, le vieux marin confie le récit de sa mésaventure à un certain Thibodeau dans l’espoir d’en tirer un revenu. Pour sa part, l’abbé Roussel quitte Mont-Louis en 1870 pour devenir curé à Chicoutimi. Son évêque, Mgr Taschereau — qui a donné son nom au canton où se situe Manche-d’Épée — le charge de la mission de construire l’église Sainte-Anne. Cet homme rondelet, à la barbe ébouriffée lui descendant sur la poitrine, comme on la portait dans ces temps-là, le front dégarni et le regard rempli de bonté, se souvient du matelot à qui, le 6 décembre 1867 en soirée, il a apporté tous les secours que l’Église prodigue à ses enfants à la veille de rendre le dernier soupir. Désireux de le soutenir une nouvelle fois, il accepte de l’encourager en signant sur la quatrième de couverture un appel qui dit : le prix de son livre n’est que de 10 cents, mais il sera reconnaissant à toute personne qui voudra bien lui donner plus, car c’est le seul moyen qu’il a de gagner sa vie et celle de sa famille. David Roussel, qui s’installe à Mont-Louis le 6 septembre 1867, à l’âge de 32 ans, est le premier missionnaire de Manche-d’Épée vivant à proximité.
La sépulture du capitaine Caswell
Le capitaine Caswell meurt dans des circonstances nébuleuses. Mutinerie, meurtre, les journaux ont déjà avancé leurs hypothèses. Nous pouvons nous aussi nous demander si, sans cette agitation à bord, le bateau aurait poursuivi son chemin ou si c’est plutôt sa déroute qui est responsable de la mort du capitaine. Dans sa lettre du 16 décembre 1867, John de Ste-Croix lance un appel pressant au marchand Hyman le sollicitant ainsi : j’aimerais que vous puissiez venir vous-même. Il appert que, lorsque le corps du capitaine a été découvert, il avait la gorge tranchée, et on suppose qu’il avait beaucoup d’argent sur lui. Son appel trahit une réelle inquiétude et la peur de se retrouver aux prises avec une histoire criminelle quand il ajoute : essayez de venir voir ce qu’il faut faire avec ces hommes.
Et pourquoi Caswell aurait-il eu beaucoup d’argent sur lui? Les journaux en parlent comme d’un fils de bonne famille. Pourquoi s’attaquer au capitaine quand la route du retour ne fait que commencer? Dans quel intérêt? Qui aurait alors conduit le bateau? Le nombre de questions peut facilement s’allonger. Par exemple, le port de Québec connaît ces années-là une perte de vitesse attribuable au déclin du trafic de bois équarris parce que le marché britannique demande maintenant surtout le bois déjà scié et travaillé24, un ralentissement qui se répercute sur les relations de travail. Les arrimeurs, les débardeurs et les charpentiers de navires font grève. L’automne 1867 est particulièrement turbulent, jusqu’en décembre alors que le Woodstock appareille. Parmi les raisons de leur colère, il paraît que, souvent aussi, les capitaines quittent le port sans avoir réglé complètement les salaires25, un geste qui peut entraîner des répercussions à bord des navires. La question qui se pose à nous comme aux enquêteurs de l’époque : d’où venait cet argent retrouvé sur le cadavre du capitaine?
De même que les autres victimes du Woodstock, le corps de Caswell a d’abord été enterré le long des plains. Roland Pelchat, né en 1922, se souvient que sa mère lui a aussi rapporté ce fait dans sa jeunesse. Compte tenu de la saison, on suppose aisément que la terre n’était plus malléable et que les dépouilles ont été recouvertes de galets et de neige. Six mois plus tard, un article du Québec Chronicle du 30 mai 1868 mentionne que son corps [parlant du capitaine] a été conservé tout l’hiver et vendredi dernier il est arrivé à bord d’une goélette et fera l’objet d’une enquête du coroner. Le vendredi en question est le 22 mai. L’article ajoute que le cadavre se trouvait dans un état de décomposition avancée.
Castagne se souvient que, le 20 mai, il monte à bord de la goélette de M. Rousseau, plongeur qui était venu chercher les agrès du Swordfish et son équipage, à destination de Québec. Considérant la coïncidence des dates, on peut estimer plausible que les dépouilles des victimes du Woodstock aient été rapatriées par la même occasion. Le 23 mai, le « vieux marin », qui n’a alors que 38 ans, fait son entrée à l’hôpital de la Marine. Il décède le 12 décembre 1902 à l’Hôtel Dieu Saint-Vallier de Chicoutimi26.
Un fait attire l’attention : dans une lettre que E.W. Duval, l’agent du Woodstock à Québec, adresse au propriétaire du voilier John Bilton, le 29 mai, soit une semaine après le retour de la dépouille et publiée dans le Bridlington Free Press le samedi 13 juin 1868, il écrit que l’enquête du coroner s’est conclue sur un « verdict ouvert ». Ce qui signifie qu’ils sont arrivés à la conclusion que si M. Caswell n’était pas gaucher, il a pu avoir la gorge tranchée par un autre que lui-même. Je crains qu’il n’y ait pas d’autres indices ajoutés à ce mystère. Autrement dit, John Skinner Caswell a très bien pu se suicider s’il était droitier, et le représentant de son employeur à Québec semble facilement enclin à étouffer l’affaire. D’ailleurs, il termine en disant que le capitaine a été inhumé au cimetière et qu’une collecte sera effectuée pour installer une pierre tombale. Est-ce que les marins du Woodstock ont été appelés à témoigner? A-t-on apporté la preuve que Caswell était gaucher ou droitier? On voit jusqu’où irait le ridicule si l’on devait conclure que le capitaine était ambidextre. Bref, il n’est pas possible de savoir si cette affaire a connu un autre dénouement. Il y a fort à parier que le rapport du coroner aussi bien que les archives judiciaires à ce sujet ont disparu dans l’incendie du palais de justice de Québec, en février 1873, les recherches pour les retracer étant demeurées vaines. Nous savons toutefois que John Skinner Caswell repose dans une fosse commune dans la section Z du cimetière Mount Hermon de Québec depuis le 23 mai1868 et qu’aucune pierre tombale n’indique l’endroit précis de sa sépulture27.
Longtemps après
Jeunes, nous passions à bicyclette sur la route des plains et nous jetions sur la pointe où s’amoncelait du bois flotté un œil à peine curieux par-delà le parement de cèdre créosoté en nous demandant bien pourquoi elle s’appelait la pointe du Wrack. Nous avions connaissance d’une vague histoire de bateau naufragé venue de nos ancêtres, une réponse qui semblait se suffire à elle-même. Sans que cela soit dit, l’explication ne pouvait se finir là. Évidemment que l’histoire a un fil et, pour peu que l’on tire dessus, elle peut nous révéler des récits extravagants qui sont arrivés près de chez nous et qu’il serait facile de confondre avec des romans noirs28.
Remerciements:
Je remercie Michael Castagne, arrière arrière-petit-fils d’André Castagne, Dave Wendes rencontré sur WRECK site/site ÉPAVES, Alain Therrien, Roland Pelchat, Mark Brennan ainsi que Jacinthe Boucher, Sonia Harrison, Richard Saindon et Renald Bérubé de leur collaboration.
Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.
Notes et références:
1. Certificat d’enregistrement du Woodstock : (consulté le 19 septembre 2017) http://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_c2062/65?r=0&s=2 Voir copie dans l’album photo.
2. Archives de la Lloyd’s : (consulté le 19 septembre 2017) https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=hvd.32044050661164;view=1up;seq=5
Voir copie dans l’album photo.
3. Voir copie de la demande et du certificat dans l’album photo.
4. Antoine Bernard (1931), La Gaspésie au soleil, Maison Alfred Mame et fils, Tours, seconde édition, p. 291
5. Vaisseaux naufragés ou échoués dans le golfe ou le fleuve St-Laurent, Fonds du Port de Québec 1826-1922, BAnQ Québec. Voir copie dans l’album photo.
6. André Castagne ou HISTOIRE D’UN VIEUX MARIN du brigantin « Swordfish » naufragé dans le golfe Saint-Laurent, en 1867, a été publié, à Montréal, chez Eusèbe Sénécal & fils, imprimeurs, 6,8 et 10, rue Saint-Vincent, en 1882, sous la signature de A. Thiboutot. C’est un récit de 32 pages qui relate l’échouement du voilier sur les plains, à Gros-Morne, au matin du 30 novembre 1867. Des copies numérisées sont accessibles sur le Web. On trouve aussi le livre en vente en version numérique sur divers sites. Les citations tirées du livre sont facilement identifiables et ne sont par conséquent pas notées en fin de texte.
7. Certificat d’enregistrement du Swordfish : (consulté le 19 septembre 2017) http://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_c2425/343?r=0&s=1 Voir copie dans l’album photo.
8. Les traductions qui suivent sont les miennes.
9. Sylvie Lacroix, « Les naufrages dans la marine marchande en Angleterre, le tournant de 1854-1873 », dans Histoire, économie et société, 1995, 14ᵉ année, n° 4. p. 573. (consulté le 20 septembre 2017) http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1995_num_14_4_1791
10. Op. cit., p. 590.
11. Op. cit.
12. Op. cit., p. 578.
13. Cette lettre a paru dans le Yorkshire Post & Leeds Intelligencer du samedi 18 janvier 1868. Voir copie dans l’album photo.
14. Mario Mimeault, Ginette Roy, Émery Dumaresq (2006), Rivière-au-Renard, Histoire et patrimoine, Groupe beau village de Rivière-au-Renard, p. 36-37. Jacinthe Boucher m’a transmis les renseignements.
15. Roch Samson (1984), Pêcheurs et marchands de la baie de Gaspé au XIXe siècle, Parcs Canada, Ottawa, p. 19.
16. Il s’agit du journal The Hull Packet & East Riding Times, du 3 janvier 1868. Voir copie dans l’album photo.
17. Marcel Plamondon (1980), Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p. 29.
18. Tous les articles dont il est question dans ce chapitre se retrouvent dans l’album photo.
19. Le renseignement concernant le docteur Lespérance est tiré de Tricentenaire, seigneuries gaspésiennes concédées à Denis Riverin, album-souvenir 1688-1988, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M., non paginé, publié par Roland Provost en 1989 ; celui sur le docteur Pelletier est tiré de la revue Au pays de Matane et m’a été donné par Sonia Harrison, coordonnatrice de la Société d’histoire et de généalogie de Matane. En ce qui regarde les docteurs Duquette et Dubé de Rimouski, le renseignement m’a été fourni par l’historien Richard Saindon par l’entremise de Renald Bérubé.
20. Roland Provost (1989), Tricentenaire, seigneuries gaspésiennes concédées à Denis Riverin, album-souvenir 1688-1988, Sainte-Anne-des-Monts, Les Éditions de la S.H.A.M., non paginé. Le renseignement apparaît à la page « Le Manche-d’Épée ».
21. Jacques Desbois « Le cimetière d’épaves de la Haute-Gaspésie : un laboratoire en archéologie sous-marine », Magazine Gaspésie, no 183, juillet-octobre 2015, p. 22.
22. M. Alain Therrien m’a aimablement autorisé à faire état de ces hypothèses et observations lors de conversations téléphoniques.
23. Timothée Auclair, « Gaspé-Nord en 1860 », Revue d’histoire de la Gaspésie, vol II, no 1, janvier-mars 1964, p. 20. Cet article a d’abord été publié par La Presse, en février 1923.
24. John Hare, Marc Lafrance, David-Thiery Ruddel (1987), Histoire de la ville de Québec, 1608-1871, Boréal/Musée canadien des civilisations, Montréal, p. 263.
25. Op. cit., p. 276.
26. Renseignements tirés du dossier « Seaman – sick and injured – A. Castagne of Swordfish », RG12. Volume/box number: 1520. File number: 8716-35, Bibliothèque et Archives Canada. Voir copie des documents dans l’album photo.
27. Ces renseignements m’ont été fournis par Mark Brennan, directeur général du cimetière Mount Hermon de Québec, dans un courriel daté du 31 octobre 2017. Voie copie des documents dans l’album photo.
28. Celui ou celle que le sujet intéresse retrouvera dans Anthime et autres récits, Québec, Les Éditions de l’Instant même, 2014, p. 57–62, sous le titre « Sombré dans l’oubli », une version fictive de l’origine du toponyme.
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