La neigère
Publié le 7 juillet 2016 - Dernière modification le 12 juillet 2016.(…) ici tout tourne autour de la morue.
La Gaspésie
Mario Mimeault
Pendant cinquante années ou presque, la modeste silhouette de la neigère occupe un coin de paysage à la sortie ouest du village, au nord de la route. Elle existe pour aider les pêcheurs à rentabiliser leur travail. À compter de 1938 jusqu’au début des années 1960, elle est le lieu d’une activité saisonnière continue. Puis, elle commence à dépérir en même temps que la pêche ralentit et que, finalement, la morue s’en va. Si le gouvernement n’avait pas commandé sa démolition, peut-être ferait-elle partie, en face de la maison des Béland, des rares témoins du patrimoine bâti qui subsiste à Manche-d’Épée?
Au commencement
L’histoire commence lorsqu’Amédée Boucher vend un terrain au ministère des Mines et des Pêcheries, le 9 octobre 1937; la transaction est enregistrée le 26 du même mois1 . C’est le gouvernement de l’Union nationale de Maurice Duplessis qui dirige le Québec à l’époque.
Amédée, que les adultes, les hommes en particulier, appellent Medé, et les enfants, M. Medé, est du côté de sa mère un descendant d’Irénée Pelchat. Pour les amateurs de généalogie, voici l’évolution de la lignée : Irénée a un fils, Louis, dont la fille, Rose de Lima, est mariée à Alfred Boucher, et Amédée est l’ainé de leurs garçons.
Alfred, le père d’Amédée, est le fils d’Eugène Boucher, qui arrive à Manche-d’Épée vers 1875. Eugène épouse Malvina Fournier, fille de Florent, l’un des cinq pionniers du village. Amédée a des racines, à l’évidence, on ne peut plus locales; il vient au monde, selon la douce expression, en 1898. Année significative pour la suite de l’histoire.
Bref, pour revenir à la neigère (la neigère est à la neige ce que la glacière est à la glace), la transaction foncière que M. Medé effectue entraîne une modernisation de la conservation du poisson au village. Depuis le début du siècle, le fédéral favorise à ce sujet la construction de « freezer » (on est fédéral ou on ne l’est pas) dans les Maritimes. L’explication tient à ce qu’il a fallu attendre jusqu’à 1922 pour que le Conseil privé de Londres tranche en faveur du Québec dans un débat constitutionnel qui se poursuivait depuis 1898 (!) avec Ottawa; c’est à partir de ce moment-là que la province prend en charge ses pêches maritimes.
Malheureusement, le Québec tarde à agir et la situation se détériore : coincées sur les marchés étrangers par les productions concurrentielles de morue sèche de certains pays européens, dépassées au Canada par le poisson frais des Provinces maritimes et de la Colombie-Britannique et victime d’une surproduction internationale, les pêches gaspésiennes ont besoin d’un coup de barre vigoureux pour se redresser2 . On a dû en arriver là pour que le Service des pêcheries maritimes mette sur pied un projet qui inclut des entrepôts frigorifiques et des neigères. À compter de 1932, 89 neigères (glacières) sont réparties dans les anses de la péninsule3 . Celle de Manche-d’Épée est du nombre.
La construction
Le contrat de construction de la neigère est octroyé à Daniel Fournier de Madeleine-Centre. Retenons que Daniel est un ancien de Manche-d’Épée. Son père, Eugène Fournier (ne pas se tromper d’Eugène), est un garçon de Florent, donc un frère de Malvina, la grand-mère d’Amédée. Eugène s’installe à Madeleine-Centre, en 1910, à l’âge de 59 ans, en compagnie de ses fils Joseph et Daniel. Leurs nouveaux voisins se plaisaient à les appeler « les p’tits Florent ». En résumé, Daniel est le grand-cousin de Medé. Ils construisent la neigère ensemble.
Le bâtiment fait environ 10 m (30 pieds) sur 16 m (50 pieds). Il est orienté nord-sud, la porte donnant sur la route, l’arrière près du plain. Sur sa gauche, à 10 m approximativement, se trouve la maison de M. Médé et de Mme Marie-Anne; à droite s’étend un pâturage appartenant à la famille Béland, situé en face de leur maison bâtie au sud de la route. Le pâturage sépare la neigère de la propriété de Germain Blanchette.
Le toit, en pente, est recouvert de bardeaux de cèdre peints en vert, tout comme les planches de coin verticales, les encadrements de la porte et des fenêtres. Les murs, en bardeaux eux aussi, sont blanchis à la chaux. Dans le pignon se trouve une grille d’aération, verte.
L’intérieur se divise en deux parties; celle d’en avant, plus grande, sert à la pesée du poisson, essentiellement de la morue, à l’aide d’une balance à contrepoids, appelée balance romaine. Un nom quelque peu modifié par la prononciation : nous disions « une ramaine », ce qui est attribuable à une simple diphtongaison de l’O. C’est en avant que l’on range les boîtes de bois dans lesquelles on met le poisson après le pesage qui se fait dans les boyards utilisés pour l’apporter sur place. Il y a autant de boîtes que de pêcheurs.
La partie arrière sert à la conservation de la neige. Par conséquent, elle a besoin de murs plus épais, qui font 25 cm (10 pouces) environ. Le bran de scie, versé entre les lambrissements de planches, isole les murs. Pendant longtemps, on l’utilise aussi pour les maisons. Une lourde porte donne accès à la neige.
Une anecdote demeure au sujet de l’épaisseur des murs : lors de la construction, un ouvrier échappe son marteau entre les parois, et c’est à Roger, fils d’Amédée, âgé d’environ dix-sept ans, que revient la mission de le récupérer; l’histoire ne dit pas par quelle contorsion il y parvient.
Sortir au large
À bien y regarder, les méthodes de pêche côtière ne changent pas beaucoup entre l’époque où les premiers Européens font la pêche estivale pour repartir à l’automne avec des tonnes de morue séchée, longtemps même avant les voyages de Cartier, et l’année où l’on construit la neigère. Il faut disposer d’un flat ou d’une barge, de lignes, de rets pour prendre le hareng, de pesées de plomb, d’avançons, d’hameçons (crocs), se lever de bonne heure et se rendre sur les bancs. Quand ce n’est pas à la rame, le moteur Acadia remplace la voile. Bien sûr, on voit arriver le jigger, les lignes de nylon, mais la technique est à peu de chose près la même. La majorité des pêcheurs habitant les centres compris entre Saint-Joachim de Tourelle à l’ouest et Cap-des-Rosiers à l’est pêchent sur les bancs de terre, à proximité du littoral4 .
Sans entrer dans les nuances, trois grandes époques de pêche se succèdent sur la côte nord de la péninsule : a) le Régime français, b) la mainmise des compagnies jersiaises, à compter de 1766, et c) l’acquisition d’une certaine autonomie après la guerre 1914-1918, qui conduit éventuellement à la création de coopératives. Quant à la manière, la pêche de lignes à main se pratique de la façon suivante. Des filets à hareng sont tendus le soir, à proximité du littoral, et relevés à l’aube, afin de recueillir le hareng nécessaire à la préparation des appâts ou boette. Le pêcheur se dirige ensuite vers sa bouée permanente d’ancrage, à faible distance. La boette est fixée à des hameçons simples, et les lignes sont descendues à moins d’une demie-brasse de fond à l’aide de pesées en plomb5 . Certains vont en effet, selon les jours, pêcher sur leur bouée permanente, communément appelée tangon, mais de manière générale, ceux de Manche-d’Épée vont plus au large et jettent à l’eau un grappin qui évite de partir à la dérive.
Dans le cas d’une barge, l’on parle d’une embarcation non pontée mesurant une vingtaine de pieds, stabilisée par une quille, aux extrémités terminées en pointe, et mue par un moteur marin6 . Il s’agit d’une rareté à Manche-d’Épée, à l’exception d’Amédée Boucher et de ses garçons, Roger, Léo et Ti-Noir (Robert) qui en possèdent une. En revenant du large, comme il n’y a pas de quai où accoster, cette barge est attachée à une bouée dans l’anse.
Ce qui est plus fréquent, c’est la barque de terre, appelée aussi flat (…) [petite embarcation] propulsée par des rames ou un léger moteur amovible7 . En rentrant, encore chargée de poisson, le pêcheur la hisse sur le rivage à l’aide d’un cabestan, tout en prenant soin de glisser des billes sous la quille pour qu’elle ne s’enfonce pas dans les galets. Dans les années 1950, à Manche-d’Épée, huit à dix flats sont montés sur le plain pendant la saison. Et ce à proximité des chafauds où l’on range les agrès, autrement dit le matériel.
Déposer son poisson à la neigère
Sorties de l’embarcation, alignées sur l’étal, Les morues y reçoivent trois tranchages différents, soit les piquer (couper la gorge et l’éventrer), les décoller (leur arracher les entrailles et leur casser la tête) et les trancher (couper la tête et enlever la colonne vertébrale)8 . Le besoin d’enlever l’arrête dorsale, la « nauve », s’impose quand il s’agit de sécher le poisson. Puis, le pêcheur est accueilli par son confrère Medé, responsable de la pesée. Ce dernier lui remet un relevé indiquant le nombre de livres déposées. Parfois, sa femme, Marie-Anne, l’assiste dans sa tâche.
La morue est l’élément principal des prises. Le flétan est un poisson très apprécié, mais il est assez rare que l’on en remonte plusieurs dans une journée. La plie ou sole est considérée comme un poisson de valeur moyenne, lui aussi pêché en petite quantité. Quant au hareng, sauf frais au printemps ou fumé, on l’utilise comme appât (boette) plutôt que pour la consommation. Le maquereau est principalement pêché de manière sportive lorsqu’il arrive en banc, en juillet et août; on le mange frais ou en conserve. Parfois, le pêcheur met de côté quelques morues, qui n’iront pas à la neigère, dans le but de les sécher pour son plaisir.
Les vertus de l’huile de foie de morue étant connues, ceux-ci sont déposés dans un baril qui sera emporté pour les transformer en produits de santé. La morue mise dans une boîte de bois est recouverte de neige pour sa conservation. Sur le rebord Nord de la péninsule, la partie ouest du secteur de pêche est orientée économiquement vers Matane. De Rivière-Madeleine en montant, les pêcheurs expédient quotidiennement leurs prises à l’usine des Pêcheurs-Unis de Matane, et le poisson est vendu à l’état frais ou transformé9 .
Le camion de la coopérative passe tous les jours. Mme Marguerite Boucher, fille de M. Medé, se souvient que le premier conducteur s’appelait Aurèle Fortin.
Un pêcheur parvient à livrer entre 180 et 360 kg (400 et 800 livres) de morue par jour. Sauf que le prix payé est ridiculement bas : par exemple, en 1959, il est de 2,45 $ les cent livres10 , soit deux cents et demie la livre.
Les services de M. Medé sont rémunérés par Pêcheurs-Unis et l’accès à la neigère est gratuit pour les usagers. Le bâtiment est ouvert durant toute la saison de pêche qui s’échelonne, en gros, de mai à octobre.
De la neige et autres usages
Le principe de ce service est d’entreposer de la neige afin qu’elle soit disponible pour la conservation du poisson pendant la saison de la pêche. Le remplissage se fait au printemps par une trappe qui s’ouvre dans la partie ouest du bâtiment. Ce moment est choisi de manière à profiter d’une neige lourde et épaisse qui s’entasse bien.
Dans les premières années, le traîneau à cheval est employé pour son transport; Ernest Boucher se souvient d’avoir vu Amédée et Joseph Davis procéder de cette manière. D’ailleurs, au début des années 1960, Ernest et son frère Laurent sont les derniers à remplir la neigère. Cette année-là, le printemps étant hâtif, ils doivent aller en camionnette par les côtes du Petit-Ruisseau, à l’extrémité ouest du village, pour trouver de la neige propre dans un endroit dit « le croche à M. Euloge Pelchat ». Nous aurons l’occasion de revenir sur la toponymie locale. Au passage, notons que Medé est le cousin de Laurent et Ernest, car leurs grands-pères respectifs, Eugène et Anthime, sont frères.
Ce remplissage est le dernier puisque l’on assiste à un déclin marqué de la pêche à la morue. Les pêcheurs vieillissent, les plus jeunes trouvent du travail ailleurs, notamment à Mines Gaspé de Murdochville, et la ressource diminue.
Durant les belles années d’exploitation de la neigère, Mme Marie-Anne profite de son voisinage pour y déposer ses pintes de lait au frais, derrière la grosse porte, disait-elle. De son côté, le gérant du Syndicat forestier à compter de 1947, Isidore Pelchat, est autorisé à y conserver des barils de lard salé qui partiront dans les chantiers; une entraide coopérative. D’autant plus que ce sont souvent les mêmes hommes qui doivent pratiquer les métiers de pêcheurs, d’agriculteur et de bûcheron « pour joindre les deux bouts ».
Pendant les dernières années de sa vie, M. Medé passe le temps en ôtant la peau, autrement dit en pleumant les quartiers d’orignaux qu’on lui apporte; pour ce faire, il les suspend dans la neigère désaffectée. Cette neigère, qu’il a construite à l’âge de 40 ans, continue d’occuper son univers, même si elle a perdu depuis plusieurs années son utilité première. Il décède, en 1971, à l’âge de 73 ans.
La démolition
Au début des années 1980, le gouvernement projette d’élargir la route nationale et de construire le pont plus au nord sur la rivière. À cette fin, il exproprie trois maisons : le 22 août 1986, Madame Marie-Anne doit abandonner, ainsi que Marcel, son garçon, celle dont Amédée avait entrepris la construction en 191811 . Puis, le gouvernement ordonne aussi la démolition de la neigère. Sauf que, ironie de la situation, le pont ne changera pas de place et que la route sera finalement rénovée là où elle passait déjà.
Remerciements:
Je remercie cordialement pour leur collaboration, Mme Marguerite Boucher, M. Roland Pelchat, Ernest Boucher ainsi que Blandine Mercier, qui a bien aimablement recueilli les renseignements.
Notes et références
1. Archives de Mme Marguerite Boucher
2. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p.425
3. Ibid.
4. Pierre-Yves Pépin (1959), « L’industrie de la pêche de la Gaspésie », Cahiers de géographie du Québec, vol. 3, n° 6, p. 356. Les «bancs de terre» est le nom donné par les pêcheurs à un plateau sous-marin très étroit qui borde la péninsule gaspésienne au nord. http://id.erudit.org/iderudit/020191ar
5. Ibid., p. 357
6. Ibid., p. 358
7. Ibid.
8. Tommy Simon Pelletier (2014), Vivre et pêcher dans les Notre-Dame : excursion archéologique sur le barachois de Mont-Louis au Régime français, Québec, PUL, p.84-85.
9. Pierre-Yves Pépin (1959), Ibid., p. 356
10. Ibid., p. 361.
11. Collectif, « Les vieilles maisons d’ici », Revue d’histoire de la Gaspésie, vol XVII, numéro 68, octobre – décembre 1979, p.191-192.
Modifications:
Vous remarquerez que j’ai modifié l’article Les fondateurs pour tenir compte de renseignements découverts sur la famille Campion et celui sur La pointe du Wrack afin d’ajouter des précisions concernant la date et le lieu du naufrage du Woodstock.
Prochain article :
L’hôtel Gaspé-Nord
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