La maison des Béland

Publié le 22 juin 2016 - Dernière modification le 24 juin 2016.

Le soir, quand ils étaient assis,
Ils oubliaient la trop rude journée,
Et la maison était illuminée
De leurs récits…

La vieille maison
Blanche Lamontagne

 

Une petite maison, typique des constructions des débuts, incarne à elle seule les origines du village. Que cela concerne la famille de son bâtisseur ou encore la provenance du bois de ses fondations, elle constitue le dernier témoin de l’installation des pionniers sur ce territoire. De même, l’énumération des familles qui lui sont associées s’apparente à un résumé des patronymes locaux. La maison des Béland demeure le seul patrimoine bâti qui résiste au passage du temps.

Louis se bâtit

Louis Pelchat, fils d’Irénée, a 18 ans quand sa famille s’installe dans l’anse, non loin de la rivière, en 1866. Louis a 21 ans lorsqu’il se marie avec Geneviève Campion, le 3 mai 1869. Manche-d’Épée existe depuis à peu près trois ans. C’est lui qui bâtit la maison que nous désignons aujourd’hui sous le nom de maison des Béland.

La date de sa construction n’est pas connue précisément. Nous avons toutefois un indice : le naufrage du Woodstock a lieu le 10 décembre 1867, à l’endroit désormais appelé la pointe du Wrack. Il appert selon les anciens que Louis ramassa du bois de ce navire. C’étaient de grosses pièces de bois de six pouces carrés qu’il traîna sur la grève au moyen de gros câbles qu’il avait trouvés sur le navire1 . Comment a-t-il transporté ces matériaux jusqu’à l’endroit choisi pour élever sa résidence? Castagne, le matelot à qui nous devons le récit de l’échouage du Swordfish survenu à Gros-Morne, le 30 novembre de la même année, raconte qu’il n’y a pas de chevaux dans les environs à cette époque. Les hommes venus à son secours tirent un traineau à l’aide d’un « bœuf de deux ans ». Peut-être Louis a-t-il lui aussi recours à un bœuf pour déplacer ses pièces de bois vers le futur village en les halant sur les plains?

Ce serait étonnant qu’il n’ait pas attendu le beau temps pour entreprendre un tel transport. Cela nous mène au plus tôt à l’été de 1868; à cette date, Geneviève et Louis ont respectivement 19 et 20 ans. Imaginons qu’ils se fréquentent et qu’ils envisagent de se marier l’année suivante, comme nous venons de le voir. Cela laisse à Louis un an pour « se bâtir ».

La maison familiale

La terre de Louis Pelchat s’étend de la mer au fronteau, qui se situe sur le dessus de la montagne. La maison est construite tout près du chemin, du côté sud, une voie qui s’avère plutôt rudimentaire dans ce temps-là. Ce n’est que beaucoup plus tard, lors de l’élargissement de la route, qu’on la déménage là où elle se trouve depuis. Cette propriété se situe dans la partie ouest du village, la maison est aujourd’hui la troisième avant la rivière.

À quoi servent les matériaux que Louis a récupérés dans l’épave du Woodstock? Il fit la fondation et le carré de sa maison avec ce bois. Il compléta avec des planches de six pouces de large, planches sciées à la scie de long, et toit couvert de bardeaux. Quelques fenêtres, deux portes, un tambour à l’entrée arrière et une laiterie complétaient l’ensemble de sa propriété2 .

La maison comporte deux niveaux : au rez-de-chaussée, il y a la grande pièce qui sert de cuisine et de salle à manger ainsi que deux chambres du côté ouest. On accède à l’étage en empruntant un escalier fermé par une porte placée sur le palier de la deuxième marche. L’étage reproduit les mêmes divisions qu’en bas, soit deux chambres du côté ouest et un espace ouvert. Peut-être était-ce un dortoir pour les jeunes? Les planches débitées à la scie de long, comme on vient de le voir, épousent la forme de l’arbre qui est évidemment plus large au pied qu’à la tête; par conséquent, pour construire un mur, elles doivent être mises tête-bêche, c’est à dire en alternant les bouts larges et petits. La rainure d’embouvetage est fabriquée à la main avec un bouvet.

Louis et Geneviève élèvent leur famille sous ce toit. Selon ce que nous savons3 , six enfants naissent entre 1874 et 1885, approximativement : Céline (la généalogie donne Celina) femme d’Eugène Béland; Rose de Lima (à ne pas confondre avec la sœur de Louis du même prénom) qui se marie avec Alfred Boucher; Louise, qui épouse Euloge Synnett; Joseph, premier mari de Mélanie Boucher, Lumina qui s’unit à Michel Boucher et Jean-Baptiste, époux de Régina Davis (petite-fille de Desneiges Pelchat, la sœur de Louis).

Elle devient celle des Béland

Toujours selon le récit local, Monsieur Pelchat éleva sa famille dans cette maison, puis il en fit don à sa fille Céline, qui venait d’épouser Eugène Béland4 . Celui que l’on connait sous le prénom d’Eugène s’appelle en réalité Ernest selon les sources généalogiques; plus précisément, il est inscrit comme « Ernest dit Eugène ». Leur mariage est célébré le 11 septembre 1894, alors qu’Eugène a 22 ans et Céline 20 ans. À cette date, Louis, qui a 46 ans, est veuf depuis 9 ans, Geneviève étant décédée le 26 janvier 1885, à l’âge de 36 ans. À la mort de sa mère, Céline n’a que 11 ans et Jean-Baptiste est encore un bébé. On peut s’imaginer que l’ainée se voit confier une part de responsabilité dans l’éducation de ses frères et sœurs.

Huit ans après le mariage de Céline, Louis s’unit en seconde noce, le 8 juillet 1902, à l’âge de 54 ans, à Demerise Girard, veuve de Régule Blanchette, considéré comme le premier agriculteur de la Madeleine5 . Dans les circonstances, est-il allé vivre chez sa femme, laissant son bien à sa fille? Il semble que le nouveau couple ait habité une maison située « vers le pied des côtes », derrière celle que construira son petit-fils, Irénée, et qui appartient aujourd’hui à Denis.

Comme on vient de le voir, la maison que Louis a bâtie vers 1868 devient progressivement celle des Béland à la fin du XIXe siècle. Quelques années plus tard, en 1920, Eugène décède à son tour à l’âge de 48 ans; il serait mort des conséquences d’une pleurésie. Par la suite (sans que l’année soit donnée), cette maison fut transmise aux fils Béland, Omer et Rémi6 , des jumeaux que l’on appelait gentiment « les bessons de Madame Céline »; ils ont animé la vie locale dans les années 1950. Leur réputation en fait d’excellents danseurs, ayant suivis des cours lors de leurs séjours à Montréal. L’avant-dernier des onze enfants7 Béland, Élie, s’installe « sur les côtes », à la sortie est du village, dans les environs de la famille de Florent Fournier : sa femme, Anastasie, est la fille de Louis, fils d’Eugène Fournier, arrière-petite-fille du pionnier Florent.

Puis, elle change de propriétaires

C’est à l’époque où Rémi et Omer en sont les propriétaires, à l’occasion de la réfection de la route, au milieu des années 1950, que la maison est déplacée vers la colline à l’endroit où elle se trouve maintenant.

Les jumeaux ayant choisi d’aller vivre à Montréal, la maison demeure inhabitée, à l’exception d’occupations ponctuelles comme c’est le cas, vers 1954-55, lorsque la famille du garagiste Maurice Lepage et de sa femme Gertrude Lavoie s’y installe pendant la construction de leur nouveau domicile. D’autres y séjournent le temps d’une saison tout au plus. Puis, Ghislaine Blanchette l’achète, en1977, dans le but d’y résider en partage avec ses parents, Edelbert Blanchette et Juliette Boucher, fille d’Alma Boucher et d’Arthur Boucher. Dans cette généalogie tissée serrée, nous leur trouvons des liens par ascendance ou alliance, avec les Fournier, les Pelchat et les Béland.

Les nouveaux occupants en font une maison de vacances. On dit qu’ils ont réparé la maison Béland, l’[ont] enjolivée sans rien lui enlever de son style ancien8 . Le mobilier, la table et les chaises sont d’origine. La modification majeure est la transformation d’une chambre du rez-de-chaussée en salle de bain. Les travaux sont effectués par Moïse et Roméo Boucher, les frères de Juliette. Plus tard, l’on peindra les cadres des portes et fenêtres à l’extérieur, les corniches ainsi que le plancher de bois usé, avec ses nœuds en relief, en jaune. Rosaire Boucher, mari d’Annette, sœur de Juliette, se charge de cette tâche. Edelbert est né en 1906 et Juliette en 1907; ils passent une partie de leur retraite au village. Juliette décède en 1993. Leur fille Ghislaine continue d’y venir pendant une dizaine d’années, prolongeant la tradition de la retraite estivale.

C’est finalement Gilles Boucher qui s’en porte acquéreur en 2004. Lui aussi l’occupe principalement l’été. En 2015, il ajoute une galerie de couleur verte en façade, qui s’harmonise avec les ouvertures, alors que les murs sont désormais blancs. Gilles est le fils d’Eudore, cousin de Juliette. Tous ces Boucher sont de la lignée de Joseph (1814), de Mont-Louis, père notamment d’Anthime, ancêtre de la plupart de ceux dont il est question ici, et qui se serait installé à Manche-d’Épée après 1870. La maison des Béland est voisine, côté ouest, de celle d’Eudore, appartenant désormais à Jacques Béland, fils d’Élie, et à sa conjointe Roberte, sœur de Gilles. Cela illustre que, 150 ans après la fondation du village, l’entrecroisement des familles est encore réel.

Le premier Béland (Besland) arrivé en Nouvelle-France, vers 1675, se prénomme Jean et il vient de Rouen, en France. En 1677, il se marie à Neuville, près de Québec. Il est l’ancêtre des Béland de Manche-d’Épée. Le père d’Ernest dit Eugène s’appelle François et sa mère Marguerite Henly; leur mariage a été célébré à Port-Daniel, en 1845. Le père de François se nomme Pierre Béland dit Daraîche; il a épousé Victorine Duguay à Percé en 1810. Les choses se compliquent parfois lorsqu’il s’agit de remonter cette lignée de Béland, car cette désignation sous le nom de Daraîche, quand le patronyme Béland n’est plus mentionné, permet plus difficilement d’établir les filiations9 . Cependant, il est intéressant de noter qu’un autre Béland s’unit à une femme de Manche-d’Épée quand le neveu d’Eugène, Thomas, le fils de son frère François et de Marie Savage de Rivière-au-Renard, épouse, le 19 juillet 1921, Laura Boucher, fille d’Alfred et de Rose-de-Lima Pelchat, par conséquent la petite-fille de Louis.

Seul témoin des origines

Le patrimoine bâti se fait rare à Manche-d’Épée. En raison de la dégradation de certaines constructions, qu’il a fallu démolir ou autrement moderniser pour continuer de les utiliser, aucun bien du passé n’existe en l’état. La maison Béland, même si elle a connu des aménagements, demeure le seul témoin des origines. Pour tout ce qu’elle incarne au regard de la mémoire locale, il nous revient de la traiter avec considération. Et si un panneau d’information, installé au bord de la route, rappelait sa présence aux passants, ne serait-ce pas un geste de reconnaissance de notre histoire?

Remerciements :

Je remercie cordialement, pour leur contribution, Ernest Boucher, Blandine Mercier et Lauraine Bernier ainsi que Thérèse Bond, Renée Boucher et Roberte Boucher qui ont été consultées.

Notes et références

1.  Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, Revue d’histoire et de traditions populaires de la Gaspésie, Gaspé, vol XVII, no 68, p. 193.

2.  Ibid.

3.  Les renseignements généalogiques donnés dans cet article proviennent généralement du site apparaissant plus bas et des personnes qui font l’objet de remerciements ci-haut. http://www.nosorigines.qc.ca/genealogie.aspx?lng=fr

4.  Collectif, op.cit.

5.  Marcel Plamondon (1980) Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p.10

6.  Ibid.

7.  Les autres membres de la famille sont Angéline (1895, vivait au Lac-au-Saumon), Honoré (1897), Marie-Anne (1899, épouse de Thom Fournier), Yvonne (1901, épouse d’Arthur Gaumond), Laura (1905), Omer et Rémi (1907), Louis (1909), Élie (1912), Marguerite (1916, épouse de Yvon Fournier).

8.  Ibid.

9.  Andréa Lebreux, «Premier ancêtre au pays des familles Béland», in La source, Société de généalogie Gaspésie-Les Îles, no 35, juin 2007, p. 7-11.

Prochains articles :

Les prochains articles aborderont sur les sujets suivants :

– La neigère (et ce qui concerne la pêche)

– L’hôtel Gaspé-Nord

– La route sur les plains

– Le syndicat forestier

– La patinoire

N’hésitez pas à me faire des suggestions ou à m’envoyer des photos sur les sujets déjà abordés ou à venir en utilisant le formulaire à la page M’écrire

Télécharger l'article (PDF)