Des enfants d’école

Publié le 21 juin 2017 - Dernière modification le 26 février 2018.

Le passé de la Gaspésie est une belle et noble
école mais trop peu fréquentée.

MA GASPÉSIE le combat d’un éducateur
Jules Bélanger

Dans la Gaspésie du 19e siècle, difficile de devenir un enfant d’école. À preuve, il s’écoule une vingtaine d’années entre l’arrivée des fondateurs et l’ouverture d’une première classe à Manche-d’Épée. Aux prises avec la pauvreté, les familles ne sont pas enclines à dépenser le moindre argent pour l’éducation. La promotion des savoirs se bute à la résistance des parents qui ont besoin du travail de la maisonnée pour réunir de quoi vivre. Dans ce contexte, il n’y a que les savoir-faire qui sont valorisés. Malgré tout, l’idée qu’un village se développe péniblement sans aucune instruction fait son chemin : en 1883, Eugène Boucher vend la maison qu’il vient de bâtir pour qu’elle devienne la première école. L’alphabet, le calcul et le catéchisme y sont enseignés par des institutrices qui ont peu souvent l’occasion de parfaire leur formation. En 1928, on inaugure un nouvel établissement où les élèves et les maîtresses d’école se succéderont jusqu’à sa fermeture en 1968. Ce qui vient après cette date appartient à la Révolution tranquille et aux réformes découlant de la création du ministère de l’Éducation.

Une maison d’école

Nous ignorons s’il subsiste une archive qui témoignerait des accords intervenus entre les villageois, mais nous savons, grâce à une recherche publiée dans les années 19701, qu’une première école s’ouvre à Manche-d’Épée après 1883. Une décision qui semble relever de l’évidence, mais qui ne va pas de soi dans ces temps anciens. Les pouvoirs publics rencontrent beaucoup de difficultés à faire observer la loi scolaire du Bas-Canada de 1801, si bien que dans la première moitié du 19e siècle la presque totalité de la population gaspésienne n’a jamais mis les pieds dans une école2.

L’histoire nous apprend que la situation évolue à partir de 1845, sauf que des difficultés perdurent car la population, en effet, est fort réticente à payer pour l’entretien des institutions scolaires et des maîtres3, et demeure peu convaincue du bien-fondé de l’éducation. Une avancée s’observe dans le fait que la Gaspésie, qui comptait 38 écoles primaires en 1846, voit ce nombre passer à 69, en 1866, soit l’année de la fondation du village.

Vingt ans ou presque s’écoulent tout de même avant que l’obligation légale d’instruire les enfants ne débouche sur une décision locale. Sans doute faut-il à une population largement analphabète déployer beaucoup d’efforts pour parvenir à créer une commission scolaire capable de prendre en main le projet éducatif. Combien y a-t-il d’enfants en âge de fréquenter l’école? Combien de parents sont désireux de les voir s’instruire, ne serait-ce que pour maîtriser les rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul? La présence d’un inspecteur d’école dans Gaspé Nord les aide assurément à comprendre leur devoir de scolariser leurs enfants. On imagine aussi le missionnaire de Mont-Louis inquiet que les jeunes du poste de pêche de Manche-d’Épée grandissent loin de l’enseignement du catéchisme.

Qui est donc Eugène Boucher dont la maison à peine construite devient la première école? Né en 1844, il est le fils de Joseph Boucher et d’Apolline Poitras de Mont-Louis. Son frère Georges et lui épousent respectivement Odile et Malvina Fournier, en 1865, les filles de Florent Fournier et de Victoire Couture du même endroit.

Souvenons-nous que Florent est le cinquième pionnier à venir à Manche d’Épée, en 1869. Certains indices laissent croire que sa fille Malvina et son gendre Eugène les imitent peu de temps après, possiblement l’année suivante. Puis Georges et Odile arrivent aussi. Enfin, Anthime, le jeune frère d’Eugène et de Georges, viendra à son tour.

À peine dix ans plus tard, soit en 1880, Eugène et Malvina, alors installés dans le haut de la rivière, vendent leur modeste propriété à leur oncle Édouard Blanchette en provenance de L’Anse-Pleureuse; veuf de Marie Boucher, la sœur de Joseph, depuis 1870, il a six enfants dont l’âge varie de 10 à 18 ans.

En 1883, Eugène construit une nouvelle maison avec l’aide de son fils aîné, Alfred, qui a 13 ans. L’homme fait dans le solide : le solage est en bois de dix pouces, équarri à la hache et entouré d’une écorce de bouleau4. Cette technique rappelle celle employée par Louis Pelchat, 15 ans plus tôt, pour bâtir celle que l’on connaît désormais sous le nom de « maison des Béland ». Eugène monte les murs en utilisant du bois de huit pouces carrés; les joints sont calfeutrés avec de l’étoupe dont on se servait pour les bateaux5. On imagine les mois qu’il consacre à la tâche, quand on sait que les murs intérieurs sont de planches de 12 pouces de largeur, sciées à la scie de long6, le tout comprenant un rez-de-chaussée et un étage mansardé. Le bois est bûché dans le haut de la rivière et transporté sur place avec un bœuf7. La maison terminée, Eugène accepte de la vendre pour qu’elle devienne la première école. Son emplacement au centre du village constitue un avantage évident. Elle ouvre ses portes en 1884, estime-t-on, et elle conservera cette fonction pendant plus de quarante ans, période dont la durée est facile à établir, puisque l’école neuve est inaugurée de l’autre côté de la route en 1928.

Cette fois encore, nous ne disposons d’aucun témoignage ni d’archives pour éclairer ce choix. Peut-être l’éducation gagne-t-elle en popularité ou l’augmentation de la population se répercute-t-elle sur la fréquentation; toutefois, des photos de 1912 d’une part, de 1941 et de 1944 de l’autre, tendent à démontrer que le nombre d’élèves demeure stable et se situe autour de 25. Depuis l’inauguration de l’église de Madeleine, en 1914, la présence à demeure d’un curé constitue sans contredit un encouragement en faveur de l’instruction, compte tenu du poids du clergé dans la chose publique à cette époque. Le petit poste de pêche atteint alors l’âge de 60 ans et ses représentants sont appelés à jouer un rôle actif dans l’administration de la fabrique et de la municipalité fondée en 1916. Un bureau de poste est en service. L’isolement des premiers temps se relâche un peu avec l’ouverture prochaine de la route nationale qui entraîne un afflux de communication. Pour toutes ces raisons, l’éducation prend de l’importance.

Ces facteurs en apparence favorables incitent peut-être la commission scolaire à construire une nouvelle école peu avant la crise économique. Elle reçoit pour ce faire une contribution appréciable de Wilfrid Ouellette qui cède une parcelle de terrain située dans la partie ouest de sa propriété. D’autre part, le député fédéral de Gaspé, Rodolphe Lemieux, obtient des octrois spéciaux pour aider à la construction et à la réparation de 45 écoles8 dans autant de villages de la région, dont Manche-d’Épée. Quant au gouvernement provincial, il alloue une subvention de 350 $, ce qui en dollars de 2017 représente tout près de 5000 $. La nouvelle école est bâtie selon un modèle architectural répandu que les commissions scolaires se partagent, probablement à l’initiative du gouvernement, comme cela se fera de nouveau dans les années 1960.

L’éducation, pour quoi faire?

C’est une chose de dire qu’il a fallu attendre vingt ans ou presque pour voir une école fonctionner au village, mais rien n’arrive pour rien. Essayons de reconstituer brièvement le contexte dans lequel l’éducation est offerte au Québec et en Gaspésie au 19e siècle. Il y a d’abord le cadre politique : en 1867, la constitution canadienne fait de l’éducation une compétence des provinces. Encore devait-on mettre en place une administration à qui confier cette responsabilité : dès l’année suivante, le Québec crée un ministère de l’Instruction publique. Ce choix déplaît au clergé qui considère l’enseignement comme sa chasse gardée. Huit ans plus tard, en 1875, le gouvernement cède et délègue la charge au département de l’Instruction publique (DIP) au sein duquel les catholiques et les protestants ont chacun leur comité. Cette structure demeurera en place jusqu’à la création du ministère de l’Éducation en 1964.

Ces tractations se déroulent bien loin des préoccupations quotidiennes de nos ancêtres que sont les Pelchat, Fournier, Boucher ou Blanchette; les Davis et les Campion (qui ont plusieurs enfants) partent avant l’ouverture de l’école. Les pionniers ignorent difficilement quand on connaît leurs migrations le régime des commissions scolaires en place depuis une trentaine d’années, soit 1845; un régime qui définit la responsabilité de mettre en œuvre la loi, d’entretenir les écoles et de recruter des enseignants au plan local. Comme ils sont tous passés par Mont-Louis, ils savent que cette petite paroisse […] possède depuis [1860] une excellente école, dirigée par Mlle Blais, qui donne l’instruction à quarante-cinq enfants9 dans de bonnes conditions selon l’observateur cité. Une école qui là aussi a mis une vingtaine d’années à voir le jour.

De la même manière, comment pourraient-ils ignorer qu’on mène ailleurs une campagne d’opposition à l’application du régime choisi? Ayant perçu que la population rechigne […] les opposants à la scolarisation en ont contre la légitimité du système et de ses acteurs […], mais surtout contre les taxes que celle-ci implique10, et ils utilisent ces arguments pour bloquer l’instruction. Sans scrupules, la révolte [est] alimentée au départ par les plus puissants propriétaires fonciers, les seigneurs […]11, autrement dit par ceux qui font travailler les gens à des salaires ridicules et qui ont tout intérêt à les garder dans l’ignorance, une exploitation que nos ancêtres pêcheurs ont eux-mêmes subie lorsque les entrepreneurs se sont installés à Mont-Louis. Devant ces objections, des inspecteurs d’écoles sont nommés, dès 1852, pour expliquer la loi et rassurer la population, mais ce métier devient risqué quand des commerçants recourent à la violence pour empêcher la scolarisation : par exemple l’inspecteur Auguste Béchard qui, vers la fin des années 1850, fut battu et menacé de mort par les fiers-à-bras des compagnies jersiaises pour avoir annoncé sur le perron de l’église de Percé que le gouvernement allait bientôt lever une taxe scolaire foncière12.

À compter du moment où les riches refusent d’assumer leur part, la perspective pour les pauvres de payer pour un service dont ils sont à peine convaincus de l’utilité est encore plus effrayante. Les revenus des commissions scolaires proviennent de trois sources : la taxe foncière, une rétribution mensuelle et une subvention de l’État. En conséquence, les taxes sont prélevées sur toutes les propriétés foncières tandis que la rétribution mensuelle est une somme que paient les parents pour chaque enfant en état de fréquenter l’école. Cette somme doit être égale à l’aide gouvernementale13.

Bien que les tensions aient considérablement diminué au moment où les nôtres envisagent la création de leur propre commission scolaire, il n’en demeure pas moins que seulement 50 % des jeunes Gaspésiens d’âge scolaireen âge de la fréquenter sont inscrits à l’école à cette époque : l’idée même de l’instruction entre difficilement dans les mœurs14.

De 1866 à 1880, le peuplement de Manche-d’Épée se fait plutôt lentement. Les vieux couples n’ont plus d’enfants d’âge scolaire alors que ceux des jeunes ménages y arrivent petit à petit. De nouvelles familles s’installent, mais d’autres s’en vont, ce qui fait qu’au total le nombre d’élèves demeure modeste. Malgré ce fait, plusieurs facteurs peuvent expliquer que l’instruction ne soulève pas d’engouement localement comme dans la région et partout au Québec.

On connaît l’isolement géographique de la Gaspésie d’alors qui se parcourt à pied, tandis que le bateau ne fait escale que pendant la courte saison estivale. Un autre isolement existe, soit l’isolement intellectuel, qui prend une signification supplémentaire lorsqu’il est question d’éducation. Quand il y a peu ou pas de journaux, pas de bibliothèque, peu de documents officiels, que la correspondance se fait rare, les sollicitations demeurent peu nombreuses et la vie se passe davantage dans un entre-soi qui rend peut-être l’analphabétisme plus supportable. Les connaissances que les gens partagent sont autres, ce sont celles que l’on acquiert par l’observation, que l’on reçoit de la tradition orale, de la mémoire populaire : la médecine des plantes; les présages du temps; les contes et légendes; les chansons, formulettes et comptines; le talent musical ou dramatique inné; la couture, le bricolage, la cuisine; la pratique d’un métier, etc.

Dans ces circonstances, le calcul élémentaire est suffisant pour répondre aux besoins journaliers. De fait, les savoirs de nature intellectuelle sont moins requis pour nos ancêtres que l’apprentissage sur le tas : l’école n’offre pas de véritable valeur ajoutée pour le pêcheur, le bûcheron ou le cultivateur, la ménagère ou la sage-femme.

Cela ne signifie toutefois pas que tout le monde se réjouit de sa condition et que le manque d’éducation est élevé en vertu. En témoigne le respect exprimé envers le curé, le notaire, le docteur et les orateurs qui possèdent l’art de parler avec de beaux mots, des gens que dans la confusion on va qualifier d’« intelligents » parce qu’ils sont tout simplement instruits. On ne peut pas analyser l’époque ancienne avec des valeurs actuelles, sauf qu’il faut beaucoup de temps pour changer les mentalités, et qu’il a fallu de nombreuses années avant que les parents mettent l’école au moins sur le même pied que le besoin en bras pour effectuer les travaux domestiques.

Au début du 20e siècle on peut avancer que sous le rapport de l’instruction publique, le comté de Gaspé n’a pas grand’chose à envier aux plus vieux comtés de la province de Québec15, une situation qui, au demeurant, n’est pas forcément exemplaire. L’affirmation s’appuie tout de même sur certaines données selon lesquelles en 1897, il y avait 92 écoles dans le comté de Gaspé, fréquentées par 3797 élèves; aujourd’hui [1914], on en compte 123 et 5163 élèves16, une progression qui comble l’auteur d’un rapport établi pour le gouvernement.

Une journée à la petite école

Imaginez que vous vivez dans l’une de ces décennies qui précèdent celle de 1960. Vous partez à l’école avec sur le dos votre sac de tissus fabriqué à la maison et fermé par des boutons ou encore votre sac en cuir mince commandé dans le catalogue. Il vous faut presser le pas pour arriver avant que la maîtresse sonne la cloche. Les autres élèves sont déjà dans la cour en train de jouer, vous les entendez crier au loin. Il y a les petits de première année, qui ont cinq ou six ans selon leur date de naissance et les grands. Avant 1960, les grands sont en septième année; après, de 1961 à 1963, ils sont en quatrième, et de 1963 jusqu’à la fermeture en 1968, ils sont en troisième année considérant le nombre de degrés du primaire enseignés.

Vous arrivez juste à temps puisqu’à neuf heures moins dix, au son de la cloche, vous partez vous mettre en rang devant la porte d’entrée, deux par deux, les petits en avant, les grands en arrière. « J’ai dit, en silence! » répète la maîtresse.

Vos vêtements suspendus aux crochets dans le vestiaire, vous passez dans la salle de classe, l’unique, afin de vous rendre à votre « pupitre » attitré. Il est fabriqué de bois verni et, contrairement à celui de vos parents dans les années 1920 ou 1930, il est doté d’un espace de rangement placé sous la surface de travail inclinée qui s’ouvre grâce à des pentures. Le meuble comprend le bureau et la chaise supportés par structure métallique.

Maintenant que vos livres et cahiers sont rangés, que votre crayon à la mine de plomb, votre plume et votre encrier sont déposés dans les espaces qui leur sont réservés sur le devant du bureau, que tout le monde s’est tu, il est neuf heures, l’heure de l’appel. Dans un journal fourni par le DIP, la maîtresse note les présences qui feront l’objet de rapports mensuels à la commission scolaire à qui il revient de s’entendre avec les parents sur les cas d’absences qui compromettraient le respect de la loi. Jusqu’à 1964, l’âge de la fréquentation scolaire obligatoire est fixé à 14 ans. Il est par la suite porté à 16 ans.

La journée commence par le Signe de la croix suivi d’une prière choisie parmi le Notre-Père, le Je vous salue Marie ou la Louange à la Sainte Trinité, mieux connue sous le titre de Gloire soit au Père. Sur cette erre d’aller, la leçon de catéchisme et d’histoire sainte se poursuit jusqu’à neuf heures et demie. Le couronnement de cet apprentissage sera, pour les plus jeunes, la première communion et, pour les plus âgés, la confirmation, cette dernière se présentant comme un sacrement qui, selon la réponse numéro 190 du catéchisme, nous apporte les dons du Saint-Esprit […] au nombre de sept : la sagesse, l’intelligence, le conseil, la force, la science, la piété, la crainte de Dieu17. Sur le plan matériel, chacun repart avec un scapulaire de petit format et une image sainte. Les dons quant à eux ne s’obtiennent qu’au prix d’un exercice que l’on appelle « marcher au catéchisme », ce qui signifie que pendant le mois de mai, les élèves vont suivre une période intensive de formation sous le magistère de l’Église en la personne du curé lui-même. L’expression vient sans doute du fait que les enfants de la paroisse se rendent à l’église de Madeleine à pied, y compris ceux de Manche-d’Épée. À partir des années 1940, le curé prend l’habitude de se déplacer dans les écoles.

Entre neuf heures trente et dix heures, le français est au programme. Comment se déroule l’enseignement dans une classe qui comporte jusqu’à sept niveaux de formation? Étant donné que l’institutrice ne peut, en toute logique, enseigner qu’à un niveau à la fois, les autres se consacrent à des exercices qu’elle a prévus et inscrits dans ce que l’on appelle « la préparation de classe ». Par exemple, en français, elle planifie l’écriture de lettres, de syllabes, de mots, de conjugaisons dans le cahier de chaque élève ou encore elle écrit les activités à faire au tableau noir à la craie blanche. Il est utile de rappeler qu’avant l’arrivée du cahier à double lignage, chaque enfant disposait d’une petite ardoise encadrée de bois et d’une craie pour le travail en classe.

Enfin, quand dix heures sonnent, c’est la récréation. Tout le monde sort jouer dans la cour. L’hiver, on met sa tuque, sa canadienne et ses mitaines qui reviendront chargées de neige qu’on enlève avec le balai. À partir des années 1950, l’école dispose d’un portique où les enfants ont l’habitude de jouer « aux quatre coins » : un élève au centre essaie de s’emparer d’un coin qui se libère au moment où son occupant tente un échange avec son voisin. Ailleurs dans la cour, à l’époque comme maintenant, des grands ou des plus agressifs jouent à intimider les petits ou les plus craintifs. On a vu des maîtresses avoir peur de s’interposer. La stupidité et la violence, qui ne s’appellent pas encore harcèlement, ne sont pas des inventions de la modernité.

Bref, de dix heures et quart à onze heures et demie, la leçon de français se poursuit. Au coup de claquettedu claquoir qui rythme le bon déroulement de la journée (ou de la clochette qui lea remplace un jour), l’avant-midi se termine, chacun retourne chez soi pour le dîner. Plus tu es loin de l’école et moins il te reste de temps pour manger.

À une heure moins dix, la maîtresse sonne la cloche, vous vous mettez une fois encore en rang, chacun suspend son linge, prend sa place, « en silence! » exige la voie de l’autorité pas toujours écoutée, une désobéissance qui peut entraîner, comme pour d’autres manquements, une sanction : privation de récompenses (images, autocollants ou illustrations tamponnées dans les cahiers de devoir); isolement dans un coin; réécriture des dizaines de fois d’une phrase ou d’un mot dans son cahier; dans les cas extrêmes, un coup de férule de cuir (strap). À l’école normale, ces punitions sont qualifiées de sanctions permises. On a aussi vu des enfants subir des pénitences que l’on décrirait ainsi : se tenir les bras en croix, connaître l’humiliation au tableau devant la classe, recevoir des coups de règle de bois sur les doigts et autres inventions sorties du génie de certaines et non prévues par aucune pédagogie.

Après l’appel, à compter d’une heure, c’est le moment de l’arithmétique (connaître les chiffres, les écrire, le calcul, les multiplications) jusqu’à deux heures. Heureusement que l’on peut recourir au boulier compteur et à la table des multiplications (4e de couverture du cahier de devoir) pour s’aider à comprendre la matière. Au retour de la récréation, c’est le moment de passer à la géographie, l’histoire et la bienséance (bonnes manières, politesse, propreté, tenue à table, hygiène, etc.). L’histoire au programme n’est jamais celle de la Gaspésie, sauf une ligne et une image pour parler de la croix de Jacques Cartier à Gaspé.

Vers quatre heures moins quart, la maîtresse va au tableau et écrit la liste des devoirs à faire et des leçons à apprendre pour le lendemain; vous ne devez surtout pas oublier d’apporter vos manuels à la maison. À l’instant où quatre heures sonnent, un appel d’air entraîne tout le monde dehors. Il fut toutefois un temps où il n’y avait pas d’horloge dans la classe : c’était l’époque de « l’heure à la coche », une manière de cadran solaire. Oui, l’alignement du soleil sur une encoche pratiquée dans le cadre de fenêtre équivalait au tictac des aiguilles. Peu importe le moyen utilisé, le lendemain, à neuf heures moins dix, une autre journée commence en respectant le même programme. À une exception près, le vendredi après-midi, en rentrant de la récréation, c’est l’heure du dessin, la récompense de la semaine.

Puis, à la fin du mois, vient le moment redoutable de la remise des bulletins, ce petit document de quatre pages dans lequel sont consignées les notes selon les matières résultant de l’examen mensuel, bulletin que la maîtresse a préparé de sa plus belle main d’écriture en essayant que sa plume ne fasse pas de pâtés. Sur la page couverture sont consignés divers renseignements, dont le nom de l’école : en prenant connaissance du bulletin de Mariette Fournier de 1962-1963, je vois que notre école s’appelait : Sacré-Cœur. Surprise, j’avais complètement oublié ce renseignement. A-t-elle toujours porté ce nom?

Dans un système compétitif, les élèves sont classés en fonction de leurs notes, et la plus haute donne droit à la médaille d’honneur que celui ou celle qui en est décoré conservera tout le mois. Mais attention! Sur la page trois du bulletin, il y a un encadré où sont consignées des informations sur le comportement. Même avec la meilleure note, celui ou celle qui a un x dans une case de ce tableau se disqualifie pour la médaille.

En juin, la maîtresse vous remet votre bulletin avec le résultat de fin d’année qui décide de votre futur en tant qu’élève : vous passez au prochain niveau où vous redoublez pour cause d’échec. Donc, sanction, car non seulement vous devez tout recommencer, mais vous allez le faire avec les petits.

Arrive enfin le jour tant attendu, celui pour lequel des mères ont mis des chapelets sur la corde à linge pour éviter qu’il pleuve, le vendredi précédant le 24 juin, la fête de Baptiste le frisé, le jour du pique-nique. C’est la célébration de la fin de l’année scolaire et le début des interminables vacances (une impression d’enfant), car les cours ne reprendront qu’en septembre après la fête du Travail. Le congé des Fêtes qui dure deux semaines ou celui de cinq jours à Pâques sont importants, mais rien ne se compare aux vacances. Ah! le pique-nique : une tradition dont les parents parlent aux enfants comme d’un beau souvenir, chacun son panier de bois décoré avec du papier crépon, sa bouteille de liqueur douce, son gâteau Vachon et un sandwich de pain de ménage. La maîtresse compte sur l’accompagnement d’une mère ou deux pour encadrer le groupe qui se rend dans un champ pas trop loin de l’école (souvent dans le croche à Bébert sur le chemin de la Croix); on joue, chante, mange avant de s’en retourner chez soi pour l’été. Chronique d’un temps révolu.

La maîtresse d’école

Dans le Québec rural du 19e et d’une bonne moitié du 20e siècle, la maîtresse d’école occupe dans la société un rang qui la situe derrière le curé, le docteur, le notaire ou tout autre homme d’autorité comme le maire, mais à une place qui fait d’elle une personne respectée dans son milieu. En même temps, si l’on rencontre volontiers des maîtresses plutôt que des maîtres d’école, c’est que le traitement des maîtres étant plus élevé que celui des maîtresses, les commissaires préfèrent engager ces dernières18. Elles subissent les conséquences des inégalités faites aux femmes. De plus, tenant compte des préjugés existants envers l’éducation, les hommes en viennent à se convaincre qu’enseigner aux petits n’est pas un travail pour eux.

Selon les décennies, les institutrices se forment dans des écoles modèles, des couvents ou des écoles normales. Un couvent moderne à Cap-Chat et un autre à Sainte-Anne-des-Monts, vers 1914, décernent des diplômes à qui a réussi sa 7e année. Une école modèle est prévue à Mont-Louis dans les années suivantes19. L’École normale des Ursulines de Gaspé démarre ses activités en 1924 et l’École normale Saint-Paul de Sainte-Anne-des-Monts en 1945. La formation est d’une durée de deux ans. Il existe en Gaspésie, depuis 1856, le Bureau des examinateurs qui décerne des diplômes aux enseignantes. Ce régime sera profondément transformé après la création du ministère de l’Éducation en 1964.

Avant de traverser sa classe, fière du silence qu’elle est parvenue à obtenir de son groupe hétéroclite, la future maîtresse a d’abord été recrutée par la commission scolaire avec laquelle elle a signé un contrat. En considérant que l’école de Manche-d’Épée existe de 1884 à 1968, elle a toujours fonctionné selon le modèle qui précède l’arrivée du ministère, ce qui signifie que les institutrices ont toutes été embauchées localement.

Il serait vain d’essayer de reconstituer la liste des présidents et des secrétaires de la commission locale, mais souvenons-nous que les derniers occupants de ces postes sont Israël Fournier à la présidence et Édouard Blanchette au secrétariat; ce dernier bénéficie de l’aide de sa fille Rita (que l’on retrouve aussi sous la signature de madame Roland Pelchat, selon les usages du temps) pour voir au bon fonctionnement de l’organisation. Puis, elle deviendra à son tour secrétaire-trésorière. Vers la fin de ce système, on compte 1714 commissions scolaires au Québec.

Les budgets des commissions sont modestes et les salaires versés aux maîtresses d’école vont dans les mêmes proportions. Par exemple, nous savons qu’en Gaspésie la moyenne des salaires payés aux institutrices a été comme suit pour les trois dernières années : 1911, $118.28; 1912, $122.70; 1913, $144.8220. En 1958, le salaire d’une maîtresse d’école débutante atteint 90 $, ce qui en dollars de 2017 équivaut à 777 $ mensuellement. De manière à mettre ce dernier montant en perspective, considérons, d’après une enquête effectuée par le Financial Post en 1963, [que] le revenu [annuel] par personne au Canada s’établissait alors à 1510 $; il n’atteignait que 1310 $ au Québec, soit 87 % du revenu moyen; en Gaspésie, il se situait à 623 $, soit 41 % du revenu national20. À hauteur de 900 $ par année, l’institutrice se trouve donc à mi-chemin entre les moyennes québécoise et gaspésienne.

L’enseignante qui se présente en classe en septembre a non seulement signé son contrat, mais elle s’est déniché une pension à proximité. Comme nous habitions la troisième maison à l’ouest de l’école, des maîtresses ont trouvé pension chez nous, un souvenir qui influence peut-être ma perception de leur rôle. Donc, la jeune enseignante a devant elle, au début de septembre, une trentaine de visages encore inconnus, mais qui lui deviendront tellement familiers au mois de juin suivant qu’ils le demeureront pendant des années. À voir leurs mines, on devine qu’ils se demandent autant qu’elle ce qui les attend; est-ce qu’elle est « fine » ou sévère, exigeante ou tolérante, apaisante ou cassante, forte en explications ou confuse, d’une bonne nature ou susceptible? De son côté, elle sait que le défi à relever est de réussir le mieux possible sans beaucoup de ressources. Évidemment, elle veillera à la discipline, mais elle aimerait qu’ils soient tous désireux d’apprendre, travailleurs, de bon caractère, intelligents et gentils comme… des enfants d’école.

Pour se guider dans sa tâcheson travail, elle s’en remet au programme du département de l’Instruction publique (DIP), lequel lui expédie de plus une revue mensuelle. La commission scolaire fournit les manuels que les élèves sont encouragés à conserver en bon état, car les enfants se les partageront pendant un grand nombre d’années. Malheureusement, l’école ne dispose pas d’une bibliothèque, phénomène aussi invalidant que celui d’une région sans route. Le matériel pédagogique n’existe pas non plus : la maîtresse prend sur elle d’acheter du papier de couleur cartonné pour y tracer les lettres de l’alphabet, les syllabes, les conjugaisons, les tables de multiplication, des feuilles qu’elle colle au mur au-dessus du tableau ou entre les six grandes fenêtres (trois de chaque côté), si hautes qu’elle doit monter sur sa tribune pour voir dehors.

Pendant de nombreuses années, il revenait à l’enseignante d’alimenter le poêle en rondins et de nettoyer l’école. Un jour, dans les années 1940, les autorités installent dans la cave un chauffage central au bois et recrutent Ernest Fournier (1910-1970), de la famille de Napoléon (fils de Joseph-Octave) qui habite en face, en qualité de concierge. Le bois est entreposé dans un appentis situé à l’arrière. Plus tard, vers 1960, ce sont ses nièces, Solange et Suzanne, les filles de Paul-Émile, qui feront le ménage pendant deux ans.

Chaque jour, avant la fin des cours, l’institutrice recueille les cahiers d’exercices ou de devoir qu’elle corrigera dans la soirée. Selon un code de son cru, elle récompense en fonction des résultats : pas d’erreur équivaut à « excellent », ce qui signifie que ce travail remporte un autocollant ou une illustration au tampon; une erreur signifie « très bien » et rapporte à son auteur une plus petite gratification; plus d’une erreur se limite à un « bien » sans mention et probablement une déception. Les autocollants représentent des anges (à genoux ou une tête avec des ailes) des étoiles (petites, moyennes et grandes). Les tampons sont encrés selon des couleurs variées et reproduisent des figures religieuses (calice, ciboire, Jésus, Sainte-Vierge, etc.) ou autres (chats, chiens, fleurs, soleil, etc.). Ces gratifications sont à ses frais.

Un moment qui s’avère important pour les enfants et pour la maîtresse est la visite de monsieur l’Inspecteur. Son rôle est d’examiner les aspects matériels et pédagogiques de l’école. En général, il donne une dictée, commande une lecture, pose quelques questions d’arithmétique, d’histoire, de géographie et de bienséance. Pendant plusieurs décennies, l’inspecteur remet des livres en cadeau à certains élèves, livres à l’intérieur desquels il inscrit sur une étiquette le nom du récipiendaire, le pourquoi de la récompense et sa signature. J’en conserve de beaux exemplaires obtenus par mes parents.

Combien d’inspecteurs sont venus à Manche-d’Épée? Quatre noms sont restés en mémoire : J.-A. Bouchard (vers 1918), Charles Lever (vers 1930), Ulric Lapointe (vers 1950) et René Mercier (vers 1960).

Après la visite du curé, celle de l’inspecteur, puis la remise des bulletins qu’elle a compilés chaque mois et qui déterminent le niveau que chaque élève fréquentera l’année suivante, après le pique-nique, la maîtresse part en vacances en ne sachant pas nécessairement si elle reviendra l’année suivante, à moins qu’elle songe au mariage.

Les maîtresses d’école de Manche d’Épée

Un grand nombre de maîtresses d’école se succèdent de 1884 à 1968, soit pendant les quelque 85 ans au cours desquelles l’école du village est ouverte. Le mariage constitue une raison majeure de ces fréquents remplacements; celui-ci signifie que la femme met fin à sa vie professionnelle pour prendre en charge sa famille. Nous sommes aussi à l’époque où les maris ne voient pas d’un bon œil que leur femme travaille. Il y a tout de même eu quelques exceptions.

Après une formation d’appoint ou un séjour de deux ans à l’École normale, les institutrices arrivent munies de leur diplôme du Bureau des examinateurs et, plus tard, de leur brevet d’enseignement du DPI. Embauchées très jeunes, elles sont à peine plus âgées que les grands de septième année. Une anecdote familiale illustre la situation : ma grand-mère maternelle, Antoinette Mimeault (1881-1973) enseigne à mon grand-père paternel, Josué (1887-1970), en 1901-1902 alors qu’elle a 20 ans et qu’il en a 14. Il serait cependant illusoire d’établir la liste de toutes celles (aucun maître d’école parmi elles) qui ont œuvré à ce poste; voici tout de même les noms que j’ai glanés au cours de mes recherches.

La première jeune femme à occuper la fonction dans la maison d’Eugène Boucher transformée en école se nomme Mary Chenel. Il semble que Mary soit un prénom d’usage puisque les sources généalogiques la désignent comme étant Marie-Anne, fille de Séverin et de Julie Brisebois, née à Cap-Chat le 15 mars 1863. À la fin de l’année scolaire 1884-1885, elle épouse Joseph-Octave Fournier, le 13 juillet 1885, un pionnier du village, veuf de Caroline Campion depuis le 9 février précédent et qui a alors 40 ans. Mary a 22 ans. Son mari est déjà père de six enfants — deux autres sont décédés en bas âge — qui ont entre 14 et un an. Le nouveau couple aura douze enfants. Cette institutrice fait montre d’une belle maîtrise de la langue comme en témoigne une carte qu’elle destine à son « cher époux » le 18 juillet 1917 à l’occasion de leur trente-deuxième anniversaire de mariage. Elle lui écrit : « Je suis bien éloignée de toi, mais je ne puis passer le jour anniversaire de notre mariage sans réitérer le serment que j’ai fait de t’aimer toute ma vie. » Mary décède le 17 octobre 1926 à l’âge de 63 ans.

Nous ignorons qui a enseigné dans l’intervalle, sauf qu’une vingtaine d’années plus tard c’est au tour d’Antoinette Mimeault de Ruisseau-des-Olives d’occuper le poste pendant deux ans (1901–1903). La première année, elle loge à l’étage de la maison-école en compagnie de sa sœur Louisianna. La seconde, elle prend pension chez Édouard Fournier. Elle épouse Arthur Bond de Madeleine en avril 1903. De son côté, Louisianna se marie avec Marcellin Blanchette (fils d’Édouard), en août 1904.

Nous savons aussi que Virginie Aubut est en fonction en ce début de siècle, peut-être en 1903–1904; elle épouse Joseph Boucher (fils d’Anthime), en 1904. Il est possible que Sarah Gosselin ait enseigné vers 1910 avant de marier Marcellin Blanchette devenu veuf. Il y aura aussi, vers 1926, Jeanne Richard de Rivière-Madeleine, fille de Narcisse le premier maire de la municipalité, qui épousera Amédée Fournier en août 1927, lui qui n’avait qu’un an quand Antoinette pensionnait chez son père Édouard. On se rappelle aussi du passage de Mary Aubut de Rivière-au-Renard.

Il est amusant de noter qu’en 1932 Eudore Boucher, fils de Joseph, marie comme son père l’institutrice du village en la personne d’Edwidge Cassivi, venue de Cap-aux-Os. Durant la même décennie, Marie-Ange Couture puis Marie-Ange Bourdage occupent la fonction et prennent toutes les deux pension à l’hôtel Gaspé-Nord. Ensuite, Delvina Goupil est embauchée et on se souvient qu’elle est l’amie de cœur de Paul Ouellette lorsqu’il se porte volontaire dans l’armée, en août 1940.

D’autres s’acquittent de la tâche dans les années 1940 dont nous savons peu de choses : Thérèse Blanchette et Jacqueline Jacques de Rivière-Madeleine, cette dernière fille du capitaine Jos et Lucienne Fournier. Parmi les enseignantes de cette décennie, retenons Aimée Lemieux dont il sera question plus loin. Il faut se souvenir de Béatrice Houle qui accepte en 1943 la demande en mariage de Jean-Baptiste Pelchat (fils de Joseph et petit-fils de Louis), veuf de Lina Boucher (fille d’Arthur et petite-fille d’Anthime). En 1949, Rolande Campion de Mont-Louis est choisie.

En 1950, la maîtresse d’école est Juliette Boucher qui épouse Fernand Fournier de Madeleine, l’année suivante. PuisEnsuite, il y a Blandine Coulombe suivie d’Adora dite Dora Morin mariée à Osias Mimeault. En 1955 arrive Laurette Henly qui se marie, en 1957, avec Raynald Fournier (de la lignée de Florent), et qui m’a enseigné en première année. Après vViennent ensuite Colette Fournier et Raymonde Perrée.

Au début des années 1960, Ghislaine Émond de Mont-St-Pierre entre en fonction puis se marie, en 1963, avec Armand Blanchette, le petit-fils de Marcellin qui avait lui-même épousé une institutrice. Devenue veuve, elle se remarie avec Jean-Marc Gaumont. De 1961 à 1966, Lauraine Bernier seradevient la maîtresse d’école du village. Comme les coutumes évoluent et que les institutrices sont encouragées à travailler après le mariageÀ la même époque, on note une évolution des mentalités concernant le mariage des enseignantes; elle Lauraine épouse mon oncle Anicet Boucher (petit-fils d’Anthime) en 1964, et ne prendra sa retraite de l’enseignement qu’en 1991. L’institutrice Celle à qui il revient d’avoir été, en 1967-68, la dernière à enseigner à Manche-d’Épée, se nomme Micheline Henly; elle a épousé Gabriel Côté de Madeleine en 1957.

Aimée Lemieux (1887–1970)

À cette époque d’avant 1980 où les femmes sont forcées de dissimuler leur identité derrière celle de leur mari, Aimée Lemieux s’appelle madame Venant Fournier. Cette femme originaire de Mont-Louis enseigne à Gros-Morne, Manche-d’Épée et dans la colonie du Lac-au-Diable. Venant, est le fils aîné de Joseph-Octave et de Caroline Campion, les premiers à s’installer dans le haut de la rivière. Le couple Venant et Aimée habite Manche-d’Épée de 1904 à 1916.

Cette femme marque son temps. On dit qu’elle était une comédienne née; elle aurait pu faire rire les morts, on venait des villages d’alentour pour assister au « drame »22. En 1916, Aimée souhaite se rapprocher de l’église et le couple s’installe dans une petite maison voisine. Les gens se souviennent que c’est dans cette cuisine que se sont exercées à peu près toutes les comédies (on appelait cela des drames) qui se sont jouées dans le milieu entre 1920 et 194023 et il y en eut beaucoup.

Dans un témoignage qu’elle publie dans la Revue d’histoire de la Gaspésie, en 1967, trois ans avant sa mort, elle montre sa joie de vivre dans des paragraphes bien tournés. Installée à Montréal, elle se souvient des débuts de la paroisse, des élections d’autrefois, des agréments et déboires de la vie, autrement dit de sa jeunesse; elle affirme que, malgré les longs et durs hivers, les gens s’amusaient ferme24. Elle raconte que l’on organisait des corvées d’entraide et que le soir, les jeunes s’amenaient avec leur blonde et on dansait ferme souvent jusqu’à l’aube25.

L’inauguration de la salle paroissiale, en juillet 1939, offre à Aimée, qui a alors 53 ans, une scène comme elle en rêvait sans doute. Le curé Plamondon écrit que des collaborateurs et collaboratrices aimaient s’y produire pour l’amusement de leurs concitoyens […] sous l’habile direction de madame Venant Fournier (dont l’enthousiasme ne fléchissait jamais)26, puis il énumère pas moins d’une vingtaine de noms de comédiens et de comédiennes de la municipalité.

Cette femme au talent estimé est aussi reconnue pour sa générosité; les profits de ses spectacles sont remis à de bonnes causes : dans ce temps, une séance pouvait rapporter entre 40 $ et 45 $; quand on se rendait à 50 $, c’était un succès monstre, et le bénéfice, c’était toujours pour l’église de Madeleine. Madame Venant n’a jamais pensé que cela aurait pu être autre chose que du bénévolat […]27, et les enfants à qui elle a enseigné ont eu bien de la chance.

Deux écoles, deux maisons

Vous vous demandez depuis le début pourquoi Eugène Boucher se départit de sa maison alors qu’il vient tout juste de la construire. La réponse se trouve dans la difficulté de vivre en Gaspésie à la fin du 19e siècle. Faut-il le répéter, la pauvreté est endémique au Québec en ce temps-là, et il y a des raisons pour l’expliquer. Par exemple, en 1886, la population de Paspébiac défonce les entrepôts des Robin et Le Bouthillier pour s’emparer de barils de farine parce que ces mêmes entrepreneurs, qui refusent de payer les taxes scolaires de peur d’affronter des gens qui savent compter, abusent des pêcheurs28. L’inspecteur Auguste Béchard qui a conçu envers les marchands jersiais, ceux qu’il appelle race de vampires sans entrailles et sans caractère moral29, une profonde rancœur après qu’ils aient attenté à sa vie considère que ce sont eux et eux seuls qui ont sucé les sueurs et le sang des pêcheurs gaspésiens, qui les ont tenus dans la misère, loin des écoles, de l’agriculture et de toute idée de progrès30.

Plus près de nous, le grand chantier forestier de la compagnie d’Édouard Vachon, qui crée des centaines d’emplois au lac au Diable entre 1872 et 1876, cesse ses activités au moment où l’économie va mal. À la recherche de solutions, les habitants du Québec se tournent vers les États-Unis : on évalue à 615 000 le nombre d’immigrants qui partent entre 1840 et 1900. Même si certains courent au-devant de profondes déceptions, ils sont 150 000 à émigrer en une seule décennie, soit de 1880 à 1890, et parmi eux, se trouvent les familles de Florent Fournier et d’Eugène Boucher. Certains de leurs enfants plus âgés restent ici et d’autres reviendront plus tard. Leur destination est Salem au Massachusetts, non loin de Boston.

Après la naissance de Cléophas à Mont-Louis en 1885, Eugène et Malvina ont une fille, Émilie, aux États-Unis en 1889. Eugène a alors 44 ans et sa femme 41 ans. Deux autres enfants, Georgiana et William, naissent là-bas. Au moins sept de leurs dix enfants se marieront sur place et y feront leur vie, principalement dans la petite ville de New Market qui se trouve à 80 km (50 milles) de Salem.

En 1928, l’école retrouve son état d’habitation, puis elle change de mains trois fois avant son acquisition, le 11 mars 1946, par Paul-Émile Fournier et Marguerite Boucher. Les nouveaux propriétaires la modifient en y ajoutant un étage et un toit plat. Madame Marguerite réside toujours dans la maison construite par son arrière-grand-père Eugène et son grand-père Alfred.

Quant à l’école neuve, qui fonctionne pendant 40 ans, elle est acquise le 27 novembre 1969 par Joachim Fournier et Alphéda Pelchat qui y aménage leur résidence. Charpentier-menuisier reconnu, Joachim la transforme en abaissant le plafond, en revoyant la fenestration et en érigeant des cloisons. La cheminée, le plancher de bois franc et le revêtement extérieur en bardeau de cèdre sont conservés. L’appentis à bois devient l’atelier de Joachim. Par suite de la mort de ses parents, Laurette acquiert la propriété en octobre 2005. Elle effectue à son tour des travaux de restauration, dont l’ajout d’une fenêtre du côté ouest pour laisser voir les couchers de soleil uniques de la Haute-Gaspésie, tandis que son conjoint, Jean Bussière, amateur du patrimoine, décape manuellement le revêtement de bardeaux. Maintenant, elle la propose en location sous le nom de « la maison à Feda », comme cela est désormais une pratique répandue au village.

Donc, pendant 85 ans, des centaines de garçons et de filles, ainsi que des dizaines de maîtresses d’école se sont succédé dix mois par année dans l’une ou l’autre de ces écoles. Maintenant, cinquante ans nous séparent de la date de la remise du dernier bulletin, de la tenue du dernier pique-nique et de tous ces moments de jeunesse dont nos mémoires se souviennent plus ou moins intensément.

S’il est arrivé que les maîtresses se retrouvent devant des élèves qui n’incarnaient pas la sagesse proverbiale des enfants d’école, cela ne les a jamais empêchées de ressentir avec satisfaction la réussite de ces jeunes à qui elles ont enseigné, surtout quand s’offre une occasion de se souvenir avec eux des jours anciens de la petite école.

 

Remerciements:

Je remercie Lauraine Bernier d’avoir puisé dans ses souvenirs de maîtresse d’école pour en extraire une foule de renseignements et Thérèse Bond pour avoir conservé en mémoire tant de précieux détails. Merci à Marie et Laurette Fournier pour les précisions. Un merci aussi à Mario Lévesque d’avoir mis à ma disposition le document qu’il a préparé sur l’histoire des familles Blanchette et Fournier et à Ernest Boucher pour ses anecdotes.

Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.

Notes et références:

1. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, Revue d’histoire et de traditions populaires de la Gaspésie, Gaspé, vol XVII, no 68, 45 pages.

2. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p. 319.

3. Op. cit., p. 322.

4. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, op. cit., p.195.

5. Op. cit.

6. Op. cit., p. 196.

7. Op. cit.

8. Auguste Galibois (1928), La Gaspésie pittoresque et légendaire, Éditeurs L’« Éclaireur » Ltée, Beauceville, p. 82. Même source pour le montant apparaissant dans la phrase suivante.

9. Rapport annuel de Pierre Fortin, ecr. magistrat, commandant de l’expédition pour la protection des pêcheries dans le golfe St-Laurent, pendant les saisons de 1861 et 1862, Qc, imprimé pour les entrepreneurs par Hunter, Rose et Lemieux, 1868, p.11.

10. Jean Bélanger, « Regard historique sur la réforme annoncée des commissions scolaires. Première partie ». HistoireEngagée.ca, 12 janvier 2016, p. 3. (consulté le 30 mars 2017) http://histoireengagee.ca/?p=5235

11. Op. cit.

12. Jules Bélanger (1993), MA GASPÉSIE combat d’un éducateur, Montréal, Fides, p. 25-26.

13. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 321.

14. Op. cit., p. 320.

15. Alfred Pelland (1914), La Gaspésie : esquisse historique, ses ressources, ses progrès et son avenir, gouvernement de la province de Québec, département de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, p.180.

16. Op.cit., p. 180-181.

17. Le catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa, approuvé le 20 avril 1888, Édition officielle, Québec, 1944, p. 38.

18. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, op. cit., p. 324.

19. Alfred Pelland (1914), La Gaspésie : esquisse historique, ses ressources, ses progrès et son avenir, op.cit., p.180

20. Op.cit., p. 181.

21. Jules Bélanger (1993), MA GASPÉSIE combat d’un éducateur, op. cit., p. 62.

22. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, op. cit., p. 197.

23. Op. cit.

24. Aimée Fournier (1967), « Madeleine », Revue d’histoire de la Gaspésie, Gaspé, vol V, no 3, juillet-septembre 1967, p. 124.

25. Op. cit., p. 125.

26. Marcel Plamondon (1980), Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p. 96.

27. Collectif (1979), Les vieilles maisons d’ici, op. cit., p. 197.

28. Jacques Lacoursière et Hélène-Andrée Bizier, Nos racines : l’histoire vivante du Québec, Montréal, 1982, chapitre 104, p. 2067.

29. Auguste Béchard (1918), La Gaspésie en 1888, Québec, L’imprimerie nationale, p. 22.

30. Op. cit.

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