Colonie du Lac-au-Diable

Publié le 15 janvier 2019 - Dernière modification le 24 février 2019.

Le petit coin de terre que mon père a défriché
borde notre maisonnette à gauche. C’est un établissement
de colons, et c’est le commencement de la ferme que mes
parents rêvent de fixer dans cette immensité vierge.

Au fond des bois

Blanche Lamontagne-Beauregard

La question s’est posée de nombreuses fois : pourquoi des familles de Manche-d’Épée, de Madeleine et d’ailleurs vont-elles s’installer au sud du Lac-au-Diable à compter de 1933 ? Pourquoi cette décennie voit-elle se constituer plusieurs colonies dans l’arrière-pays boisé et peu accessible de la région ? Toute réponse éclairée tient dans la prise en considération de facteurs valables pour le Québec tout entier et qui sont de deux ordres : l’insistance mise par les autorités sur l’occupation du territoire pour des raisons tout aussi bien politiques, économiques que religieuses et, après octobre 1929, l’exécution d’une stratégie pour contrer les effets catastrophiques de la Grande Crise consécutive à l’effondrement de la bourse et du marché du travail. Devant les conséquences implacables du chômage, en Gaspésie comme ailleurs, et en l’absence de mesures sociales permanentes, chacun doit trouver une manière de faire vivre sa famille. Quand la pêche parvient difficilement à subvenir aux besoins de ceux qui s’y adonnent, qu’il n’y a plus de lots à acquérir, le défrichage de terres nouvelles pour l’agriculture et le commerce du bois devient la solution de dernier recours. C’est ainsi qu’en 1933, Pierre Lizotte et d’autres à sa suite montent sur le territoire du canton Lefrançois avec le projet de fonder une colonie.

Pour tenter sa chance

La colonisation présentée comme un idéal de société effectue un retour en force dans le discours religieux et politique au début des années 1930. Pour l’Église du Québec, l’agriculture est le symbole de sa réussite pastorale : des familles qui s’installent sur des terres, voilà qui correspond à ses valeurs de solidification de la nation canadienne-française, catholique, à la natalité nombreuse. Contrairement aux pêcheurs, plus facilement instables et démunis après une saison désastreuse ou aux bûcherons, qui peuvent être victimes de mauvaises fréquentations dans les chantiers, là où rôde le diable, celui de la Chasse-Galerie, l’agriculteur est à l’image du Père céleste qui veille sur ses brebis. L’agriculteur peut à l’occasion pêcher ou monter dans le bois, mais sa base arrière est solide.

Pour les gouvernements, la colonisation est un moyen de combattre le chômage et la pauvreté résultant d’une autre crise économique, celle de 1929 étant alors la plus grosse du capitalisme moderne. La légendaire colonisation des pays d’En-Haut alimente les imaginaires, littéraires en particulier, mais elle encourage aussi la production de nombreuses recherches, entre 1890 et 1920 environ, qui tendent toutes à démontrer le potentiel des régions périphériques, notamment la Gaspésie. Il s’agit d’une stratégie pour consolider les campagnes.

Sauf que la crise qui résulte du krach de la bourse et de l’effondrement de l’économie, la Grande Crise, atteint des proportions qui ne peuvent se satisfaire de solutions ordinaires. Les gouvernements se mobilisent pour juguler les effets de la misère.

Dans la municipalité, pendant une dizaine d’années, soit de 1918 à 1929, le rêve du Grand Sault, soit la construction et l’exploitation d’une usine papetière sur la rivière Madeleine, rehausse le niveau de vie. Le projet crée des centaines d’emplois tant au moulin que pour les bûcherons. Le rachat de la compagnie par la Brown Corporation ne sert qu’à enterrer tout espoir de relance.

Voilà à quel moment commence à poindre l’idée d’une colonie au Lac-au-Diable. L’échec du « moulin à papier » du Grand Sault laisse de nombreux hommes démunis et au chômage. Que reste-t-il à faire, sinon de tenter sa chance en se tournant vers des projets qui sont dans l’air du temps, comme la colonisation ? Jean-Baptiste (alias Pierre) Lizotte aurait bien voulu, comme d’autres, gagner la vie de sa famille en faisant la pêche, mais il ne le pouvait pas, devenant malade aussitôt qu’il essayait d’aller sur la mer. Il décida donc de s’adonner à l’agriculture. Malheureusement, les seules terres accessibles dans toute la région étaient celles du Lac-au-Diable (…)1. Pierre Lizotte est de Madeleine-Centre. Le curé Plamondon, qui cite ici sa fille Madeleine, écrit aussi qu’il rencontra l’opposition de monsieur Hall, l’ancien gérant de la compagnie Brown, de l’abbé Alfred Gagnon et d’autres qui trouvaient son projet vraiment téméraire. Téméraire, oui, à savoir que sa hardiesse expose à des actions dangereuses, qui marque une grande audace selon la définition du dictionnaire. Oui, son projet l’est dans les conditions dans lesquelles il se prépare, mais comment ne pas relever l’hypocrisie de la Brown qui pouvait rendre le projet plus réaliste en abandonnant ses droits de coupe sur des lots plus accessibles ? Il a fallu attendre une dizaine d’années avant que le syndicat forestier et le curé Vaillancourt convainquent le gouvernement d’obliger la compagnie à échanger ses droits sur des lots situés près de la municipalité pour d’autres se trouvant ailleurs au Québec.

Donc, au printemps 1933, Pierre Lizotte part en solitaire afin de préparer la venue de sa famille : il commence par défricher son lot et construire son camp. Sur place, il s’abrite dans une cabane en planches de cèdre qui appartient au garde-feu. En juillet, il descend chercher les siens.

Un an plus tard, soit à l’été 1934, elles aussi encouragées par ces mêmes plans gouvernementaux, d’autres familles dont celles de Bélonie Boucher, Wilfrid Samuel et Télesphore Pelchat de Manche-d’Épée se joignent à celles de François Lizotte, le père de Pierre, de Léon Robinson, un beau-frère de Pierre, de Jos Gosselin, Ernest Poitras, Raoul Gosselin et un célibataire, le dénommé Ti-Bi, fils de Wilfrid Samuel.

Aux yeux de bien des gens, non seulement cette aventure est téméraire, mais on n’hésite pas à juger très sévèrement ceux qui l’entreprennent. Plamondon, qui a effectué ses recherches et interviewé plusieurs personnes vers la fin des années 1970, alors que de nombreux témoins vivaient encore, fait allusion à cette opinion répandue. Il écrit : (…) pour nous empêcher de juger trop rigoureusement ceux qui l’ont tentée (…)2, ce qui résume à l’évidence les témoignages qu’il a reçus, il apporte à sa manière une réflexion personnelle qui fait contrepoids à des jugements lapidaires ; elle se limite à dire que les hommes de cœur, devant des conditions qui menacent de les détruire, se jettent sur une planche de salut comme des naufragés.

C’est une opinion empreinte de pondération. À ce qu’il semble le regard des paroissiens sur ces aventures jugées téméraires par ceux qui se contentent de les observer à distance3, comme le dit Plamondon, s’expliquerait non seulement par le caractère peu réaliste de l’entreprise, mais par le fait que ceux qui s’échinaient sur la colonie recevaient des compensations financières quand les autres à la mer se satisfaisaient de moins ; la « grosse misère » endurée au Lac-au-Diable ne réussit pas à réconcilier toutes les opinions.

La colonisation, l’antidote à la crise

Depuis le milieu du 19e siècle, la colonisation est alors une idée à la mode dont le clergé, les politiciens et les notables font la promotion. Cette volonté d’occuper le territoire répond à divers besoins : ouvrir des endroits où s’installer dans les périphéries du Québec pour ceux qui n’en trouvent plus dans les régions développées ; freiner l’urbanisation qui progresse rapidement et enfin endiguer l’exil vers l’Ouest canadien et les États-Unis. Ces besoins coïncident largement, on le comprend, avec l’ambition d’aménager l’espace, mais sont contrariés par d’autres facteurs. La vie dure et la pauvreté sont parmi les causes de cet exil et contredisent sur le fond les présentations complaisantes des propagandistes de la colonisation.

La naissance même de Manche-d’Épée est en partie attribuable à ces politiques : nos ancêtres ne se voient-ils pas accorder, en 1872, des lots en retour d’un montant symbolique pour occuper le territoire le long du chemin du Roi ? Plus tard, en 1902, le premier ministre Lomer Gouin lance une politique de réserve de lots. Le gouvernement met sous sa responsabilité un ensemble de lots qu’il distribue à des colons de son choix dans le but de rendre le processus de colonisation plus rigoureux. Des réserves sont situées dans la Baie-des-Chaleurs et n’attirent presque personne.

L’ambition des autorités politiques et religieuses d’occuper l’intérieur du territoire gaspésien ne faiblit pas pour autant et n’attend pas 1929 pour sa relance. Dès son entrée en poste, en 1923, Mgr Ross se met à vanter les mérites agricoles de la Gaspésie ; il nomme un « missionnaire colonisateur » et accompagne de ses bénédictions les projets des colons. En 1934, il crée la Société de colonisation du diocèse de Gaspé. Il ne faut pas non plus oublier de préciser que le gouvernement du Québec a mis en place, depuis 1923, une aide au défrichement.

Pour en dire plus long sur la crise, alors que celle-ci est, au début, un phénomène uniquement boursier, la dépression atteint rapidement tous les secteurs du système économique. En un rien de temps, des milliers de personnes voient toutes leurs économies fondre comme neige au soleil4. Les entreprises font faillite et le travail disparaît. Pour preuve, le taux de chômage atteint 27 % en 1933.

Assez rapidement, en 1930, les gouvernements essaient d’endiguer ce chômage par la mise en chantier de travaux publics qui s’adressent aux pères de familles nombreuses ; ils sont payés 1,00 $ par jour, ce qui équivaut à 15,00 $ aujourd’hui. Les résultats sont limités. L’année suivante, l’État, pour la première fois, va donner une aide financière à des citoyens aptes à travailler, sans exiger un travail en retour5. C’est ce qu’on appellera le « secours direct » : cela prend la forme d’octroi d’aides financières pour l’alimentation, l’habillement, le logement et le combustible (…) accordé sous forme de coupons échangeables dans les commerces désignés6. À Manche-d’Épée, les bénéficiaires se rendent au magasin de la famille Davis, aménagé dans la partie est de l’hôtel Gaspé-Nord, pour se procurer les biens offerts. C’est Madame Rose qui les accueille. Ces coupons seront éventuellement remplacés par des chèques. Cette mesure supplée à peine à l’essentiel alors que le revenu moyen par habitant a diminué de 44 % entre 1929 et 1933.

La mise en place de programmes de colonisation s’accélère. Le gouvernement fédéral lance, en 1932, le plan Gordon qui vise à décongestionner les villes, à amener les sans-travail sur la terre7, mais cela a peu concerné la Gaspésie.

Du côté du Québec, c’est à l’occasion de La semaine sociale de 1933, pendant laquelle les élites prônent le retour à la terre, que s’élabore la stratégie qui prendra le nom de « plan Vautrin » du nom du ministre du gouvernement Taschereau qui s’en fait le maître d’œuvre. Pour que l’idée mûrisse auprès de toutes les parties concernées, la Fête nationale de 1934 est consacrée à la colonisation. Puis, en octobre de la même année, se tient au parlement un congrès de colonisation qui sera le moment de penser toutes les mesures du plan. Tant de prudence s’explique par le fait qu’il représentera une dépense de 10 millions de dollars, soit 186 millions de dollars en 2018, une somme inhabituelle pour un gouvernement du temps. Notons que parmi les principaux concepteurs de ces aides se trouve l’économiste Esdras Minville, originaire de Grande-Vallée, qui élaborera un projet spécifique à son village quelques années plus tard. Ce congrès de colonisation n’est pas une initiative spontanée puisqu’on évalue qu’il s’en est tenu pas moins de dix entre 1898 et 1934.

Pour résumer l’objectif, il n’y a qu’à citer le premier ministre Taschereau qui dit, lors de ce congrès, que la classe qui [l] » intéresse le plus dans le moment, c’est la classe des jeunes gens de la campagne, que nous voulons garder à la campagne […] en faire de bons colons, de bons cultivateurs…8

Comme c’est la règle dans ce genre d’exercice, le plan Vautrin se compose de plusieurs formes d’aide et voit se créer diverses structures qui s’appuient notamment sur les diocèses. Par exemple, on encourage la formation de « sociétés de colonisation » pour sensibiliser la population au retour à la terre. Sans l’examiner dans tous les détails, notons que le régime de prime au défrichement qui représentait 4 $ l’acre en 1923 (58 $ en 2018) est porté à 10 $ l’acre $ en 1935 (183 $ en 2018). S’ajoute à cela un plan pour la construction de routes, l’aide à la construction d’églises-chapelles et de logements pour les curés et éventuellement la construction de maisons. Bien qu’il entre officiellement en vigueur en 1935, le gouvernement annonce sa création dès 1934. Il n’est pas dit que les colons du Lac-au-Diable aient eu accès à toutes les formes d’aide découlant du plan, considérant qu’ils sont montés dans le bois avant son déploiement. Son lancement entraîne la création d’un Service des terres qui est responsable de la classification des sols9, soit de déterminer si la zone choisie est propice à l’agriculture. Nous verrons plus loin les répercussions que cela a eues au Lac-au-Diable.

Le comté de Gaspé-Nord existe seulement depuis 1931 et son député, Thomas Côté de Cap-Chat, se fait l’ardent promoteur du plan Vautrin. Il parcourt les villages pour encourager les familles sans terre et dans le besoin à aller fonder des colonies. D’ailleurs, Madeleine Lizotte confie au curé Plamondon que c’était un beau garçon, peu instruit, mais qui parlait abondamment et sur toutes sortes de sujets (…) Passant à Madeleine, il fit miroiter aux yeux des gens la possibilité d’obtenir des octrois considérables comme « primes au défrichement » en faveur de ceux qui demanderaient à s’installer au Lac-au-Diable. Le gouvernement, disait-il, va chaîner des lots et vous pourrez les acquérir pour presque rien10.

La propagande du député contribue sans doute au fait que six nouvelles colonies, toutes situées à l’intérieur des terres, sont créées dans le comté de Gaspé-Nord à cette époque. Saint-Octave-de-l’avenir (1932), ouverte par le curé de Cap-Chat, est celle qui promet le plus. (…) Saint-Bernard-des-Lacs (1932) est la colonie de Sainte-Anne-des-Monts. La population vit d’agriculture et du travail forestier. La colonie de L’Enfant-Jésus-de-Tourelle, ou Sacré-Cœur-Deslandes (1937), est située en arrière de Tourelle. Comme pour les colonies voisines, la compagnie Richardson est le principal acheteur du bois des moulins. Il y a aussi l’éphémère colonie Lefrançois (1937) située près du Lac-au-Diable en arrière de Manche-d’Épée11. Explications : « colonie Lefrançois » vient du nom du canton où elle se situe ; c’est sous cette appellation qu’elle est connue dans les rapports gouvernementaux. L’erreur quant à sa durée découle d’un rapport d’évaluation produit en 1937 qui ne tient pas compte des années précédentes. J’y reviendrai plus loin.

Enfin, il ne faut pas oublier la « vallée d’Esdras », comme disait Jacques Ferron parlant de la colonie de la Grande-Vallée-des-Monts (1938) (…) une colonie fondée par l’initiative conjointe des autorités provinciales, de l’économiste Esdras Melville et du curé Alexis Bujold12 se trouvant au sud de Grande-Vallée. Créée après le plan Vautrin, son existence repose sur le pouvoir d’influence de Minville auprès du gouvernement Duplessis.

Dans la montagne, la misère noire

Essayons de situer exactement où se trouve la colonie. À l’extrémité sud-ouest du Lac-au-Diable coule la rivière du Diable, que l’on appelle aussi la décharge du lac. Cette rivière s’en va vers le sud se jeter, 3 milles (5 km) plus loin, dans la rivière Madeleine à l’endroit où celle-ci décrit un méandre spectaculaire : après avoir suivi la direction nord-est non sans zigzaguer sur une longue distance, elle fait soudainement demi-tour et se dirige en droite ligne vers le sud. C’est dans cette zone que se trouvent des terres basses, des battures, entourées de montagnes, de coulées et de lacs à profusion, des terres basses qui représentent l’espoir des futurs colons.

À courte distance au sud du Lac-au-Diable s’effectue le passage du canton Taschereau au canton Lefrançois. L’intersection de la rivière du Diable et de la rivière Madeleine apparaît très précisément sur la ligne qui sépare le troisième du quatrième rang de ce dernier canton. C’est à cet endroit que Jean-Baptiste dit Pierre Lizotte construit son camp ; le lieu est connu sous le nom de pointe de la Petite-Ferme qui, selon la prononciation courante, se dit « tite-farme ». On a souvent tendance à utiliser ce nom pour désigner la colonie tout entière. Les colons qui viendront à sa suite s’installeront le long de la rivière du Diable à environ 1000 pieds (300 mètres) les uns des autres. Certains qui avaient réservé des lots ne sont jamais allés les occuper.

Pour aller de Manche-d’Épée au Lac-au-Diable, il faut compter une quinzaine de kilomètres (9,3 milles), donc une vingtaine de kilomètres pour se rendre à la colonie. À partir de Madeleine-Centre, on s’économise quelque 2 km. De façon générale, pour y parvenir, il faut prendre par le chemin du Lac-au-Diable qui croise la route nationale environ à mi-parcours entre les deux villages. Puisqu’il est question de ce chemin, tentons de nous l’imaginer dans les années 1930, selon la description qu’en donnent les personnes qui l’ont emprunté. Dans son témoignage au curé Plamondon, Madeleine Lizotte raconte ce jour de juillet 1933 lorsque son père est venu chercher sa famille ; elle avait 15 ans : la route était très « cahoteuse ». Alors, de temps en temps, nous descendions pour nous reposer. D’ailleurs, nous marchions aussi vite que le cheval 13! De son côté, Roland Pelchat, dans une entrevue accordée à Huguette Boucher14, dit : c’était un chemin de baneau, on pouvait passer en ouagine, dans le bois vert à partir de la mer jusqu’au lac. Pour les gens qui ne sont pas accoutumés à ce vocabulaire, le baneau est un tombereau sur deux roues qui peut aussi bien être d’un petit format pour un chien ou plus grand pour un cheval. Le mot « ouagine » (plusieurs orthographes sont possibles) découle de wagon employé pour décrire un véhicule hippomobile à quatre roues. Le bois vert désigne une forêt de résineux, en l’occurrence de sapin et d’épinette. Madame Aimée Lemieux, pour sa part, écrivait : un des colons vint me chercher avec mes bagages. Le voyage fut très long, car la voiture était traînée par un bœuf, dompté, mais très lent. Partis de Madeleine-Centre à 8 heures du matin, nous arrivâmes à destination à 5 heures du soir15. Il leur faut donc neuf heures pour franchir la distance : cela nous laisse à méditer sur l’isolement de la colonie.

Il y a par conséquent Pierre Lizotte, sa femme Maria Pelletier et leurs huit enfants qui s’installent sur place en juillet 1933. Pierre a 38 ans à ce moment-là, les enfants ont entre 3 et 15 ans16. À quelle date les autres colons viennent-ils occuper leurs lots ? Pour sa part, Plamondon écrit qu’ils aménagent en 1935. Quant à lui, Roland Pelchat dit qu’il avait 11 ans quand sa famille a déménagé ; Roland est né le 11 juin 1922, ce qui nous mène à l’été 1933. Comme il est reconnu qu’une seule famille y habitait la première année, il faut croire que c’est plutôt l’année suivante que les Pelchat déménagent. D’ailleurs, il le confirme plus loin dans l’entrevue quand il dit : nous autres, on a monté dans l’automne que le feu avait passé.Le feu auquel il se reporte est celui qui a été allumé accidentellement le 29 mai 1934 et dont il sera question plus loin. Il est aussi probable que d’autres familles s’installeront en 1935.

Voyons maintenant comment Roland Pelchat décrit l’implantation des colons, du sud en allant vers le nord de la colonie, dans un alignement de camps qui va comme suit : celui de Pierre Lizotte, ensuite Bélonie Boucher fils d’Anthime et sa femme Alvina Lemieux ainsi que leurs enfants17; puis François Lizotte et Éléonore Francœur, qu’on appelait la mère Lanore. Ce sont les parents de Pierre. Leur voisin est Wilfrid Samuel, venu de Rivière-au-Renard, marié à Délia Bordeau et leurs trois enfants, en fait ceux que Roland nomme dans l’entrevue. Le suivant est Jos Gosselin, possiblement le fils de Marcel de Mont-Louis, dont la sœur Sara a été la femme de Marcellin Blanchette. Plus loin, on voit Léon Robinson et Adela Lizotte, fille de François et donc la sœur de Pierre, que l’on surnomme la Puce et les enfants18. Encore un peu et se trouve la famille de Télesphore dit Tout-Petit Pelchat, fils d’Euloge, sa femme Rose-Aimée Boucher, fille d’Alfred, et leurs enfants19. Toujours en allant vers le nord, on rencontre le camp d’Ernest Poitras dont la conjointe Joséphine-Claire dite Titine Bernatchez est la sœur de madame Marie Bernatchez, la mère de Télesphore, et les enfants20. Enfin, il y a Raoul Gosselin. Parmi eux, on dénombre un célibataire du nom de Ti-Bi Samuel, le garçon de Wilfrid.

Tout comme ce fut le cas lors de la fondation de Manche-d’Épée, le regroupement familial joue un certain rôle dans la formation de la colonie. Dans la mesure où les renseignements sont accessibles, l’âge des colons a de quoi étonner : ce ne sont pas des tout jeunes, ainsi que l’espérait le premier ministre Taschereau, qui risquent l’aventure ; outre Pierre qui a 38 ans, ses parents François et Éléonore ont respectivement 64 et 66 ans. Cette dernière décédera en 1938. Leur fille Adela a 30 ans et son mari, Léon, 41 ans. De son côté Belonie Boucher est âgé de 45 ans tandis qu’Alvina, sa femme, en a 39 ; Ernest Poitras a 45 ans et Joséphine fait partie des jeunes à 32 ans, à comparer avec Wilfrid Samuel qui a 55 ans. Enfin, Télesphore se trouve avoir 32 ans quand Rose-Aimée est âgée de 38 ans. Nous ne savons rien de plus sur Jos et Raoul Gosselin.

Ce qui est marquant, c’est que ces gens entament leur travail de colons, qui n’annonce rien de facile, alors qu’ils sont avancés dans leur vie active et que certains ont déjà une famille nombreuse. Il faut sans doute y voir un indice de leur manque de ressources, cette privation les conduisant à se laisser séduire par un projet qui, de surcroît, est encouragé par le gouvernement et l’Église, les deux principales cautions morales de l’époque. Au plus fort de l’occupation de la colonie, ces neuf familles regroupaient environ 60 personnes21.

Le premier souci est de défricher un lopin pour y bâtir un camp. Alors que Plamondon parle de « maison », Roland Pelchat utilise plus souvent le mot « camp » pour désigner les constructions où ils logent. Elles les abritent, oui, mais de façon bien rudimentaire. Ce sont des camps de bois rond, mal isolés, peu chauffés, de dimensions réduites, dotés d’une seule porte et d’un minimum de fenêtres. Leur confort est pour le moins élémentaire : après cette montée qui lui a paru interminable, Madeleine Lizotte confie que quelques semaines plus tard, notre maison était « habitable ». Nous avons alors fabriqué des lits sur lesquels furent déposées des branches de sapin et les quelques couvertures apportées avec nous22.

Peu de temps avant sa mort, mon père, Léonard, se rappelait être allé visiter son oncle Bélonie, son parrain, avec son père et son oncle Jules. Il avait 14 ans. Du même âge que Roland, un mois plus jeune que lui. Dans son souvenir, ces camps ou maisons disposaient de poêles pour la cuisine et le chauffage. À ma question de savoir comment on aplanissait les planchers faits de billots déposés sur la terre, il me dit que l’on employait une herminette : il en fit un croquis que je conserve. Dans l’entrevue, Roland parle de la « grange » de Pierre Lizotte. Mon père me décrivit des camps effectivement entourés de bâtiments, de terrains clôturés, de jardins potagers, d’un chemin bien entretenu devant les maisons et d’un pont au pied de la côte de son oncle Bélonie pour traverser le ruisseau chez Tout-Petit.

Chaque propriété, à la recherche de son autonomie, se concevait comme une petite ferme : on y retrouvait, selon les cas, cheval, bœuf, vaches, cochons, moutons et poules. On y faisait donc un peu d’élevage et d’agriculture pour y récolter soit du blé, de l’orge ou de l’avoine.

Alors que Roland évoque avant tout la chasse à l’orignal, dont il se souvient pour en avoir transporté les quartiers, ou encore la pêche à la truite avec « une rets » (filet), Madeleine semble conserver l’image d’un foisonnement naturel plutôt enchanteur : la famille trouva sur place la nourriture nécessaire. En effet, la chasse était bonne, car il y avait abondance de perdrix, de lièvres, de porcs-épics et de siffleux, de chevreuils et d’orignaux23. Elle se rappelle aussi qu’à la décharge du lac, on pêchait de magnifiques truites saumonées de 12 et même 15 pouces de longueur. Pour compléter le garde-manger, Madeleine ajoute que l’on cueillait des fraises, des framboises, des bleuets, des mûres, etc. Là où les visions de l’une et de l’autre ne s’accordent plus, c’est sur la viabilité de la colonie. Selon une anecdote que Roland rapporte, Madeleine aurait confié à Plamondon que sa famille était en lieu de vivre alors que celui-ci dit plutôt : on était dont pauvres !

Car il faut bien essayer de mesurer ce que fut l’austérité de leur vie. Les difficultés sont de tous ordres : le froid, les moustiques, l’inconfort, l’hygiène, l’habillement, l’uniformité alimentaire, l’éloignement, la solitude, le peu d’outils et de machineries, les blessures et la maladie en l’absence de toute aide. Le vieux docteur Cotnoir n’a plus la force de leur rendre visite, sa santé est mauvaise, il décédera le 24 novembre 1938. Roland raconte ses nombreuses et interminables expéditions au village pour rapporter des choses essentielles. Par exemple, tout l’hiver qui a suivi leur installation, il doit revenir avec son chien de traîneau, White, pour apporter de la paille et du foin aux bêtes. Reconsidérant le manque de planification des aînés, il répète à quelques reprises, après tant d’années : je ne sais pas à quoi ils avaient pensé au juste…

Sa grand-mère, Marie Bernatchez, est une sage-femme aimée et admirée de tous. Un jour, les parents du garçon lui demandent de venir la chercher. Mais comme à cette époque les choses de la vie étaient camouflées sous de lourds mystères et enrobées de légendes, par exemple, que l’on volait les nouveau-nés aux « sauvages », Roland ne connaissait pas le but de sa mission. Après avoir pris son temps au village, il annonce enfin à madame Marie que sa mère l’attend. Cette fois, il la conduit en voiture à cheval, une autre fois ce sera sur son traîneau à chien en hiver. Difficile d’établir un bilan des naissances sur place ; alors que deux enfants sont nés chez Télesphore et Rose-Aimée, une autre est décédée. De même, une fille n’a vécu que six mois chez Bélonie et Alvine ; on ajoute au moins une naissance chez Léon et Adéla et une chez Ernest et Joséphine ; ce qui regarde les autres demeure de l’inconnu. D’après Madeleine Lizotte, le gouvernement donnait un secours mensuel selon le nombre d’enfants, nous recevions 18 $ par mois24 soit 330 $ en valeur d’aujourd’hui.

Une école est construite en 1937, nous dit-on, avant d’arriver chez Léon, précise Roland, soit à mi-distance entre les deux extrémités de la colonie. Il ajoute qu’on y trouve aussi une chambre et une cuisine dans ce cas destinées à héberger l’institutrice. Quand Aimée Lemieux, connue sous le nom de Madame Venant, raconte qu’elle a mis neuf heures à parcourir la distance entre Madeleine-Centre et la colonie, c’est qu’elle s’y rend alors pour occuper sa fonction de maîtresse d’école. L’école sert aussi de chapelle et c’est à cet endroit que le curé Vaillancourt chante un jour la messe. Selon les souvenirs du jeune Roland, il profite de l’occasion pour baptiser deux ou trois enfants. Pour tous ces gens nés dans la religion, l’absence de soutien spirituel se révèle difficile à supporter.

Parce que la nature humaine en a besoin, une certaine vie sociale se fraie un chemin dans les habitudes : on se visitait le soir, on se rendait de nombreux services et, quand arrivaient des visiteurs, « des gens de la mer » (…), on organisait une soirée25. C’est de cette époque que datent les débuts de Madeleine Lizotte comme violoneuse, talent pour lequel elle a été reconnue.

Les travaux et les jours

On a beau bénéficier des encouragements du député et des bénédictions de l’évêque, il faut se révéler particulièrement polyvalent pour être colon et femme de colon. Parlant des soirées organisées, Madeleine ajoute qu’en temps ordinaire, on se couchait assez tôt, car il n’y avait pas d’électricité et l’huile à lampe était rare. D’ailleurs, on travaillait si fort pendant le jour qu’on n’était pas tellement tenté de prolonger la soirée. Comme elle le dit ailleurs, et selon l’expression connue, on travaillait d’une noirceur à l’autre.

Le premier mandat du colon est de défricher la terre, de déboiser des acres pour l’agriculture et l’élevage. C’est sur cette base que le gouvernement rétribue leur travail à raison de 10 $ l’acre. Roland se souvenait de la complaisance de l’inspecteur, un Gosselin de Cap-Chat, qui multiplie par six ou sept fois le résultat obtenu dans son rapport. Cela augmente bien évidemment le revenu du défricheur, mais ça ne fait pas avancer la cause de la colonisation. Peut-être éprouve-t-il une certaine commisération envers eux à les voir dessoucher avec un vieux cheval ou encore un bœuf tirant sous son joug dans des terres pentues. Entre un printemps tardif et un automne précoce, il faut faire vite.

Il faut se dépêcher à semer les céréales, à les récolter et à les mettre à l’abri durant une même saison courte. Se dépêcher parce qu’il arrive, comme se souvenait Roland, qu’une gelée blanche recouvre les pousses à la mi-juillet. Un beau champ de patates renversé deux années d’affilée par cette condensation attribuable à la rivière qui refroidit le fond de la vallée et le flanc des montagnes à mi-hauteur. L’orge, qui, elle, résiste, il faut la couper à la faucille, la mettre en gerbes, la battre au fléau, cet outil constitué d’un long manche avec à son extrémité une pièce plus courte, mobile, retenue par une corde ou une lanière de cuir. Les grains-d’orge servent à nourrir les poules et la vache chez les Pelchat, comme chez leurs voisins sans doute.

Le colon est défricheur, agriculteur, un peu éleveur et aussi bûcheron. Un inventaire des ressources naturelles et industrielles de la paroisse de Madeleine effectué en 1937 nous apprend que l’industrie du bois périclite depuis quelques années dans cette municipalité. Il n’y a qu’une seule scierie, propriété de M.M. Fournier et Fournier. Elle a fonctionné en 1937 et sa production a été la suivante : 75 000 p. m. p. de bois de sciage et de planage et 68 000 (mot illisible). Tout ce bois a été ouvré pour les besoins des colons établis en arrière de la municipalité de Sainte-Madeleine. Six hommes ont travaillé au moulin pendant un mois : quatre de ces hommes étaient de la main-d’œuvre familiale26. Les propriétaires sont en effet les beaux-frères Calixte et Louis Fournier, et la scierie est située dans les environs de la Petite rivière Madeleine sur le chemin qui mène au Lac-au-Diable. Pour donner un ordre de grandeur de la quantité de bois bûché par les hommes de la colonie, sachons que 75 000 p.m. p. correspondent à 1150 billots de 16 pieds (4,8 mètres) ayant une grosseur de 10 pouces (25,4 centimètres) au petit bout.

Feux de forêt

Cette zone de la forêt des Appalaches était renommée pour être riche en bois. Dans les années 1870, les chantiers d’Édouard Vachon ont fourni du travail à des centaines de bûcherons, ce même Vachon dont la réputation d’entrepreneur au comportement exécrable envers ses hommes fit qu’on le traita de « diable en personne », à ce point, selon la légende, que le lac à proximité en prit le nom.

Puis, quand le projet de papetière du Grand Sault voit le jour, environ 50 ans plus tard, juste le temps que la forêt repousse, c’est encore sur ces lots du canton Lefrançois, en ligne droite au sud de Manche-d’Épée, que les coupes de bois se font.

Toutefois, il n’y a pas que les bûcherons pour cueillir les arbres. Dans les premières années du 20e siècle, trois feux de grande taille (plus de 500 arpents) ont dévasté une partie ou l’autre du boisé27. En 1915, le bassin de la rivière Madeleine sur le canton est rasé sur une superficie de 12 950 hectares. Puis, en 1932, les lignes du canton sont brûlées en de multiples endroits pour un total approximatif de 1000 hectares. Enfin, en 1934, très exactement le mardi 29 mai comme on l’a dit, deux jours après l’inauguration de la nouvelle basilique de Sainte-Anne de Beaupré, un autre feu se déclare, qui va détruire une superficie de 1119 hectares et dont nous connaissons la cause : Pierre Lizotte était en train de faire de l’abatis, il voulut brûler quelques tas de branches. Le vent s’empara des braises et les transporta à droite et à gauche, allumant plusieurs nouveaux foyers d’incendie28.

Roland Pelchat, qui avait une mémoire impressionnante, reconstitue l’historique de ces feux à quelques années près. Il raconte : passé le Lac-au-Diable, c’était brûlé. Chez mon oncle Ernest Poitras, c’était brûlé jusque-là. Il y a eu deux gros feux, en 1918 (en réalité en 1915) et l’autre en 1932. On est monté dans l’automne que le feu est passé (1934), tout était brûlé à noir. Grâce à lui, l’origine de la troisième déflagration causée par le feu d’abattis de Pierre Lizotte connaît son explication. Il dit : oui, c’était lui et c’était pas lui. Je vais vous raconter ce qui est arrivé. Alexis Caron était garde-feu à Madeleine… un vieux garçon. Quand ils sont montés dans l’été (précédent), ils ont fait des tas pour brûler dans le mois de mai. Une affaire de fou d’aller brûler dans le foin en plein mois de mai. Il (Alexis) a monté avec sa pompe, une grosse pompe. Y ont commencé à brûler chez Pierre Lizotte à la Petite-Ferme. Là, y ont mis le feu. Au lieu d’essayer sa pompe, voir si elle marchait, il l’avait installée à la rivière, il s’est couché et a dormi. Le feu a pris (dépassé l’abatis), on a regardé Alexis, il a essayé de faire partir sa pompe… elle part pas. Elle a brûlé. Le feu a sauté de l’autre côté de la rivière, le vent a pris, ça a décollé. Ça a viré au vent d’en haut (ouest), ç’a viré dans les montagnes.

Plamondon rapporte que le feu dévaste les anciens camps de la Mullen, propriétaire de la papetière, et se rend aux environs du lac York. Cela dure un mois. La Brown paye des hommes 1,25 $ par jour (23,28 $ en 2018) pour combattre l’incendie afin de sauver ses territoires de coupe. Seules les pluies d’automne éteignent les braises pour de bon.

Il est important de noter que, malgré tous ces dégâts, les colons sont parvenus à se trouver des endroits où bûcher pour alimenter la scierie des Fournier.

La fermeture

On l’a vu, la chronologie du démarrage de la colonie s’échelonne sur deux ou trois ans : 1933 l’installation de Pierre Lizotte, 1934 d’autres familles arrivent dont celle de Télesphore Pelchat et possiblement de nouvelles en 1935.

Il en va un peu de la même manière pour les étapes qui conduisent à la fermeture. Le rapport cité plus haut sur l’inventaire des ressources dans la paroisse dit : la colonie Lefrançois, située près du Lac-au-Diable dans le canton Lefrançois, derrière la seigneurie, comptait six familles (24 personnes) lors du passage des enquêteurs au mois de juillet 1937. Quelques semaines plus tard, les lots de cette colonie ont été fermés après enquête par le groupe des classificateurs des sols29. Rappelons-nous que le ministère de la Colonisation s’est doté d’un Service des terres responsable de la classification des sols avec le plan Vautrin. Des sols impropres à l’agriculture disqualifiaient une colonie et mettaient fin au soutien public.

Nous ne possédons aucun indice pour identifier les trois familles qui sont déjà parties à cette date puisqu’il en reste six, écrit le rapporteur. Roland Pelchat croit se souvenir que sa famille a quitté les lieux en 1936. Il se peut aussi que ce soit au début de l’été 1937. On sait aussi que les familles de Bélonie Boucher, Wilfrid Samuel et Léon Robinson ont déménagé dans la colonie de Sacré-Cœur-Deslandes au sud de Tourelle.

Le rapport remet de fait en question la date de la construction de l’école mentionnée plus haut ; on ne l’aurait pas construite en 1937 au moment où l’on annonçait la fermeture. Il faut plutôt croire qu’elle l’a été en 1935 ou 1936. Au-delà de ce qui précède, c’est la mort de Pierre Lizotte qui marque la clôture définitive de l’habitation de la Petite-Ferme. Il décède le 30 juillet 1939 des suites d’une pleurésie contractée alors qu’il procédait au battage du grain. De toute évidence, il serait tombé malade à la suite des récoltes de 1938. Souvenons-nous que sa mère, Éléonore, s’éteint cette même année, soit le 24 juin 1938.

Roland témoigne avec émotion de la générosité de Wilfrid Ouellette, qui a pris Pierre sous sa protection, l’a conduit à l’hôpital de Saint-Anne-des-Monts, s’en est occupé jusqu’à son dernier souffle, et même après puisqu’il a vu à sa sépulture. Pendant l’agonie du père, la famille habitait toujours son camp à la colonie. C’est en compagnie de Georges Ouellette, fils de Wilfrid, que Roland se rend sur place pour annoncer la nouvelle de la mort de Pierre et ramener les enfants à la mer.

En plus du drame humain, cette fermeture a aussi eu des répercussions sur le travail : comme une bonne partie du bois utilisé dans cette scierie (celle des Fournier) provient des lots de la colonie Lefrançois (Lac-au-Diable), et que depuis notre visite cette dernière a été fermée après enquête faite par les classificateurs des sols, il y a lieu de croire que M.M. Fournier ne continueront pas leurs opérations en 1939. Ils ont essayé l’an passé (1936) d’obtenir un droit de coupe sur les limites de la Brown Corporation où il y a beaucoup de bois qui se perd, mais on leur a refusé. Ils pourraient produire avec leurs installations environ 100 000 p.m. p. par année et donner de l’ouvrage à 25 hommes30. Non seulement le gérant de la Brown décourageait les minces espoirs des colons, mais sa compagnie nuisait sciemment à l’économie locale.

Ce qu’il en reste

Nous ne conservons de cette aventure, au gré des conversations, que de vagues évocations d’un chapitre de l’histoire locale qui s’efface avec les mémoires qui s’en vont et, comme d’autres récits d’ici, il demeure largement méconnu. Il en reste heureusement des traces dans la toponymie du canton Lefrançois. Sur une carte publiée en 1980, un petit nombre de noms de lieux rappelle la présence de la colonie. Au sud du lac, du côté ouest de la rivière du Diable, nous voyons la coulée à Tout-Petit et tout juste au sud de celle-ci la coulée à Bélonie. En poursuivant dans la même direction, à l’extrémité du grand méandre de la rivière Madeleine, ce lieu prend le nom de pointe de la Petite-Ferme. En face de la coulée à Tout-Petit, du côté est de la rivière, se trouve le lacotte à Gosselin. Enfin, plus loin au sud, du côté ouest de la rivière Madeleine, on découvre la coulée à Léon. Il y a fort à parier que la relation entre les noms de ces sites et ceux des colons tient au fait que ces derniers y ont bûché ou peut-être chassé. Pourquoi ne pas se rappeler par la même occasion les noms d’autres lieux sur ce territoire, comme la coulée à Arthur Gagnon, la batture à Euloge, Euloge Pelchat le père Télesphore, la coulée à Achille, Achille Boucher l’oncle de sa femme Rose-Aimée, la coulée et la batture à Bébé, soit Louis-Napoléon dit Bébé Davis, des noms de lieux empruntant ceux d’hommes qui ont vécu dans la municipalité ? Peut-être pourrait-il s’ajouter à ceux-ci la désignation d’endroits consacrée par l’usage et connue des gens qui fréquentent la forêt, mais n’apparaissant pas sur la carte ? Comme on peut dire que l’aventure de la colonie n’apparaît elle non plus dans les livres d’Histoire.

Remerciements :
 
Je remercie Marcel Pelchat de sa collaboration.
 
Je remercie Marlène Clavette pour la révision de texte.

Notes et références:

1. Marcel Plamondon (1980), Notes historiques sur la paroisse de Madeleine, Madeleine, p.100.

2. Op. cit., p.99.

3. Op. cit.

4. Roger Barrette (1972), Le plan de colonisation Vautrin, Département d’histoire, École des études supérieures, Université d’Ottawa, p. 18. (consulté le 30 novembre 2018) http://depositum.uqat.ca/406/1/rogerbarrette.pdf

5. Bilan du siècle, site encyclopédique sur l’histoire du Québec depuis 1900, Université de Sherbrooke. (consulté le 30 novembre 2018) http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/462.html

6. Op. cit.

7. Roger Barrette, op. cit., p. 23.

8. Op. cit., p.64.

9. Op. cit., p.124

10. Marcel Plamondon, op. cit., p.101.

11. Marc Desjardins, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu (1999), Histoire de la Gaspésie, Sainte-Foy, PUL/IQRC, p. 379.

12. Op. cit., p. 380.

13. Marcel Plamondon, op. cit., p.100.

14. Huguette Boucher a réalisé une entrevue avec Roland Pelchat, en présence de sa femme Rita Blanchette, qui a été enregistrée sur vidéo le 17 mai 2009. Félicitations à Huguette d’avoir effectué cette cueillette de témoignage où il est principalement question de la vie de Roland jeune à la colonie. Je remercie Marcel Pelchat de m’avoir transmis l’enregistrement. Les transcriptions sont les miennes.

15. Marcel Plamondon, op. cit., p.101.

16. Les enfants Lizotte selon le répertoire de l’abbé Provost : Madeleine (1918), Cécile (1920), Marie-Ange (1922), Rita (1924), Rose-Aimée 1925), Omer (1927), Bernadette (1929), Georges-Cyrille (1930).

17. Les enfants Boucher selon le répertoire de l’abbé Provost : Omer (1927), Georgette (1930), Pierrette (1932), Bélonie (1934), Cécile (mai-nov 1936), Denis (1938).

18. Les enfants Robinson selon le répertoire de l’abbé Provost : Jean-Baptiste (1929), Thérèse (1932), Rodrigue (1934), Gracia (1936), Odilon (1941), Lorenzo (1943), Joseph (1944-45), Desneiges (1945), Thomas (1949).

19. Les enfants Pelchat selon le répertoire de l’abbé Provost : Roland (1922), Rose-Simone (1924-26), Jeanne (1925), Albert (1931), Paulette (1932-34), Ronald (1934), Doris (1935), Marcel (1936), Armand (1939), Jacqueline (19?), Fernand (19?).

20. Les enfants Poitras selon le répertoire de l’abbé Provost : Odilon (1926), Normand (1928), Moïse-Raymond (1932), Adéline (1934), Paul-Aimé (1936), Yvonne (1937), Télesphore (1938), Alvine 1943).

21. Marcel Plamondon, op.cit., p.101.

22. Op. cit., p. 100.

23. Op. cit. et pour les deux prochaines citations dans ce paragraphe.

24. Op. cit., p.100.

25. Op. cit., p.101.

26. Ministère des Affaires municipales de l’Industrie et du Commerce (1937), Inventaire des ressources naturelles et industrielles (section économique) du comté municipal de Gaspé-Ouest, Québec, p.85. Le p.m.p. est une unité de volume pour le bois scié. Pour plus de précisions, voir (consulté le 21 décembre 2018) :
https://www.spbestrie.qc.ca/fr/public/archives/FACTEURS_CONVERSION_SCIAGE.pdf

27. Pinna, S. A. Malenfant, B. Hébert et M. Côté, (2009), Portrait forestier historique de la Gaspésie, Consortium en foresterie Gaspésie-Les-Îles, Gaspé, 204 p. Les renseignements sur les feux sont extraits du chapitre 4. (consulté le 30 novembre 2018) http://www.temrex.ca/uploads/Pinna_Portrait%20forestier%20historique.pdf

28. Marcel Plamondon, op. cit., p.100.

29. Ministère des Affaires municipales de l’Industrie et du Commerce (1937), op. cit., p.83.

30. Op. cit., p. 85.

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